EXCLUSIF MAG – Le Père Thierry-Dominique Humbrecht est un philosophe et théologien brillant ; Éric Zemmour un des journalistes les plus talentueux – et contestés – du moment. Ils passent en revue le désamour entre les Français et la politique, l’islam et la France, la laïcité, Dieu dans l’Histoire, l’espérance…
Il y a un désaveu de la part des Français pour la politique et pour les politiques. Quelle est son origine ?
Éric Zemmour – Les Français sont sans doute un des plus vieux peuples politiques du monde. La France a inventé l’État-nation, introduit la raison dans la politique, à la suite des Grecs, etc. À l’époque moderne, le général De Gaulle a entendu « réparer cent cinquante-neuf ans d’Histoire » selon son expression, c’est-à-dire réparer la mort du roi en 1793. Et il a remis un roi à la tête de la République et remplacé l’onction sainte par le suffrage universel. Tout cela donne du sacré à la politique en France.
N’oublions pas que nous sommes sortis des guerres de Religion par la sacralisation du pouvoir d’État. La monarchie absolue naît des guerres de Religion. Ce n’est pas l’édit de tolérance de 1598 qui a arrêté ces guerres, c’est la monarchie absolue. Pour nous, la sacralisation du politique, cela veut dire la paix.
Thierry-Dominique Humbrecht – Nous souffrons aussi d’un abaissement de la classe politique. Passons sur les scandales de corruption, il y en a toujours eu et il y en aura toujours. Ne jouons pas aux puritains ! Que justice se fasse, c’est tout. Plus profondément, depuis l’après-De Gaulle, le discours politique manque d’épaisseur humaniste. Le Général maniait des concepts, certes, pour « manier les Français par les songes » (il citait Chateaubriand), mais pour établir ainsi le bien commun et la grandeur du pays. Les responsables d’aujourd’hui sont le plus souvent des technocrates. Quand ils essaient de dire les choses, leur discours sonne souvent creux. Avec une certaine vacuité sur les fondements, peut-être parce que personne n’ose être chrétien. À gauche, on formate la culture et les programmes scolaires. À droite, la pensée éducative et culturelle est inconsistante. Qui pourrait citer un ministre de la Culture de droite ?
É. Z. – Il y a eu Malraux ! Les Français ont une très haute idée de la politique. C’est sans doute le peuple qui en a la plus haute idée. Ajoutez à cela la mondialisation, l’Europe qui nous a enlevé des pans entiers de la souveraineté, et le niveau des politiques qui ne cesse de baisser. Et vous comprenez pourquoi les Français en veulent à leur classe politique d’être aussi médiocre, d’être aussi inefficace, d’être aussi inutile.
Est-ce que vous pensez que les catholiques sont encore capables d’inspirer le débat politique malgré leur petit nombre ?
É. Z. – Inspirer le débat politique ? C’est compliqué pour les catholiques étant donné ce qu’ils ont pris sur la tête depuis la Terreur sous la Révolution jusqu’à la séparation de 1905. C’est assez normal qu’ils soient un peu inhibés. Aujourd’hui, le catholicisme a été chassé de la société, avec pour résultat une anomie sociale inouïe, et l’islamisation de nombreux quartiers. Il est évident qu’il y a un besoin d’ordre, de spiritualité, d’encadrement, de foi, de dépassement de soi, et que, comme le catholicisme désormais s’interdit d’y répondre, l’islam y répond à sa place.
T.-D. H. – Au cours du XXe siècle, les catholiques se sont beaucoup engagés. Et ils se sont souvent trompés ! À l’extrême droite avec l’Action française, ou à l’extrême gauche avec le communisme. On se demande quelle est l’origine de cet aveuglement collectif si fréquent. Dès que les catholiques trouvent des valeurs de générosité chez les autres, qui sont en fait des traces de christianisme, ils ont tendance à s’y ruer. Nous avons péché par naïveté et par souci excessif de récupération apologétique.
É. Z. – En fait, les catholiques ont donné raison à Nietzsche pendant tout le XXe siècle. Cette espèce d’universalisme un peu benêt qu’il dénonçait les a fait tomber dans tous les panneaux du siècle. Et cela continue. Les chrétiens de gauche dans les années quatre-vingts ont été une catastrophe historique !
T.-D. H. – Le rétrécissement quantitatif crée un trouble, parce que les catholiques commencent à s’apercevoir qu’ils ne sont plus chez eux. De plus, beaucoup de jeunes catholiques choisissent des études de commerce, le monde des affaires. Ils délaissent les métiers d’idées et de transmission ! Ce devrait être l’inverse… Le combat culturel leur échappe.
Les catholiques ont du mal à inspirer le débat politique. Les manifestations contre la loi Taubira ont fourni à certains une occasion d’engagement. Mais une action sans réflexion est vouée au militantisme essoufflé. Les catholiques risquent de caler net, s’ils ne prennent pas au sérieux une formation au souffle long. Leur discours doit se fonder. Faute de quoi, ne leur reste plus que l’activisme, sans plus d’humanisme que leurs aînés. Certains jeunes catholiques devraient embrasser les métiers de la politique. Avec tous les efforts et tous les risques que cela comporte !
É. Z. – Plutôt que l’avocat du diable, je voudrais pour une fois me faire l’avocat du Bon Dieu deux minutes Un historien américain, Philip Nord, dans son livre Le New Deal (Perrin), montre comment les élites des années trente, imprégnées de catholicisme, ont accouché du fameux « modèle social français » à la Libération. C’est le fruit d’une sorte de permanence catholique française. Je dis bien catholique, parce que opposé au système protestant des Anglo-Saxons, très inégalitaire. Cela me paraît important de le rappeler, de rappeler aux catholiques qu’ils ont été grands, qu’ils ne se sont pas toujours trompés, et qu’ils ont imprégné le modèle français aussi pour le meilleur.
T.-D. H. – Vous faisiez allusion avec raison à l’après-guerre. Certains philosophes catholiques ont voulu repenser la politique, comme Maritain, Mounier ou Gilson. Ils ont cherché des solutions chrétiennes et rationnelles. Mais ils ont été oubliés ! Les philosophes chrétiens ont été balayés par Sartre et par cinquante ans de déconstruction intellectuelle. Il y a eu un écrasement de la pensée chrétienne, non seulement par elle-même, mais aussi par ses adversaires. Être un penseur chrétien était l’objet d’une chasse. Cela reste vrai dans les milieux universitaires ou médiatiques aujourd’hui. D’où un certain amaigrissement.
Il faut des catholiques qui engagent leur vie professionnelle ou leur vie tout court dans cette aventure. Cela suppose de passer de la passivité à l’activité : « C’est à moi de m’y mettre ! » Les laïcs catholiques en France n’y sont plus habitués, car d’autres portaient la culture à leur place. Le catholicisme allait de soi, il croyait n’avoir pas besoin de se dire. Même à l’école, les curés s’occupaient de tout ! Maintenant, c’est à mes enfants de devenir profs ! Les parents rechignent un peu : « Jamais ! Ils vont crever de faim ! Ils vont être méprisés socialement ! » C’est un risque. Mais c’est cela ou rien. La culture chrétienne, il faut des gens pour la vivre et la rendre créative.
É. Z. – Qui s’y met ? C’est votre boulot !
T.-D. H. – C’est notre boulot ! Ce n’est pas gagné !
É. Z. – Je crois qu’il faut réaffirmer ce que j’appelle la prééminence culturelle du catholicisme en France. Moi, je peux me permettre de le dire ! Réaffirmer la prééminence culturelle qui a fait la France depuis mille cinq cents ans.
La prééminence culturelle des catholiques, c’est au nom de la vérité ou c’est au nom de l’Histoire ?
É. Z. – Au nom de l’Histoire ! Je comprends que l’on dise : au nom de la vérité. Mais ce n’est pas à moi de le dire. Et dans une société deux siècles après la Révolution française, dont un siècle de démocratie, on peut difficilement l’imposer comme cela ! Cela ne serait pas compris, cela ne serait pas admis. Même les catholiques – je parle sous votre contrôle, mon Père – ne le comprendraient pas !
L’affaire du burkini nous a occupés tout l’été. Beaucoup se sont opposés à cet accoutrement au nom de la laïcité. Que pensez-vous de cet argument de la laïcité pour contrer les aspects les plus conquérants de l’islam ?
É. Z. – Pour le voile comme pour le burkini, la laïcité n’est pas le bon combat. Je pense au contraire qu’il faut placer ce combat sur l’axe de l’assimilation. En France, on ne répand pas sa croyance religieuse dans l’espace public. En France, on ne privatise pas des lieux publics pour sa religion.
Oui, me répond-on, mais si on interdit le burkini on doit interdire les prêtres en soutane et les religieuses à guimpe ! C’est un raisonnement de sophiste : les prêtres sont des professionnels de la religion, comme les religieuses. Ce n’est pas le cas des femmes qui se mettent en burkini. Ce sont des gens comme vous et moi ! Il n’y a aucune raison qu’ils affichent leur religion à la face des autres dans le but évident de conquérir l’espace public.
Et je pense qu’aujourd’hui le rôle du catholicisme – c’est pour cela que je parlais à l’instant de pré-éminence culturelle –, c’est de rappeler avec force que la France n’est pas une terre musulmane. Ce n’est pas la laïcité qui va à elle seule arrêter cela. Rendez à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ? Oui, bien sûr, il faut le rappeler. Mais ça ne suffit pas.
T.-D. H. – Légiférer sur une histoire de maillot de bain ! C’est refuser de traiter les choses à leur fondement, sauf si cet objet devient un symbole, mais il y en a d’autres plus importants… Légiférer sur tout est un danger.
É. Z. – Il ne faut pas légiférer sur le burkini. Il faut un référendum et exiger une application stricte de la séparation entre espace public et espace privé pour les citoyens.
T.-D. H. – La distinction entre privé et public ne risque-t-elle pas de se retourner contre nous ? On veut une culture catholique, mais qui reste laïque dans son expression publique. La nature sans la grâce est-elle encore nature ? Toute religion a par essence une dimension sociale. Dire qu’aucune religion ne peut s’exprimer dans l’espace public est une mutilation du religieux. C’est une conception faussée, et non une position neutre. Nos hommes politiques qui sont peu formés théologiquement ne tolèrent dans l’espace public qu’une sorte d’humanisme, comme s’il était commun à tous et en dehors de tout référent religieux, lequel doit rester privé. Il en va comme si tout le monde achetait la même voiture, sauf pour les options : pour les uns l’allume- cigare, pour d’autres deux ou quatre portes.
Une distinction n’est pas une séparation. Le christianisme a inventé la distinction entre le temporel et le spirituel. Il a néanmoins produit la laïcité. L’islam n’a pas cette distinction : c’est Dieu qui fait tout, Il dicte seul la loi. La laïcité s’érige en arbitre des religions, comme si elle en était capable. Elle devrait commencer par reconnaître qu’elle est issue du christianisme. Elle y trouverait sa propre clé de la société. Elle s’obstine à s’y refuser.
É. Z. – C’est normal, la laïcité a été utilisée comme une arme de guerre contre la puissance cléricale.
T.-D. H. – La laïcité est une idée chrétienne exagérée.
É. Z. – C’est la fameuse formule de Chesterton : Le monde est plein de vertus chrétiennes devenues folles.
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