Eglise et Chine : quel avenir ?
L’Église et le gouvernement chinois
Interview du père Joseph Shih
Antonio Spadaro sj
© Editions Parole et Silence / Civiltà Cattolica, 2017, n.1017 octobre 2017.
J’ai rencontré le père Joseph Shih à la conciergerie de la résidence des jésuites « San Pietro Canisio », à deux pas du Vatican. La Civiltà Cattolica a déjà publié deux de ses articles[1], mais je ne l’avais jamais rencontré. C’est un homme de 90 ans qui m’accueille avec amabilité, avec le sourire. Son visage porte les traces des nombreuses histoires vécues. Mais les signes qui demeurent évoquent une expérience de sérénité, de paix profonde.
Je lui demande de me parler de lui, je veux qu’il me parle de lui. « Mes parents avaient cinq fils et cinq filles. Tous sont nés et ont grandi à Shanghai », me dit-il. Et il poursuit : « Moi je suis né à Ningbo et j’ai passé mon enfance avec ma grand-mère maternelle, à la campagne. Je ne me souviens plus quand je suis arrivé à Shanghai. Je me souviens que j’ai étudié à l’école Saint-Louis et au collège Saint-Ignace, à Zi-Ka-Wei. J’allais à la messe chaque jour dans l’église paroissiale. Après l’attaque de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, les jésuites canadiens qui travaillaient à Xuzhou se regroupèrent dans la résidence de Zi-Ka-Wei. Certains d’entre eux venaient régulièrement à la messe dans ma paroisse. Lorsqu’en 1944, je terminai mes études au collège Saint-Ignace, j’avais déjà mûri le désir de me faire jésuite. Je suis entré dans la compagnie de Jésus le 30 août 1944. J’ai été ordonné prêtre le 16 mars 1957 aux Philippines. »
Je lui demande quelle formation il a suivie, quelles étapes il a parcourues et s’il a voyagé à travers le monde. Il me répond qu’il s’est rendu à Rome, et puis en Allemagne et en Autriche. Par la suite, il fut de nouveau appelé à Rome pour étudier et puis pour enseigner à l’Université pontificale grégorienne. Pour se préparer à l’enseignement, il accomplit un an et demi d’études à Harvard, et puis il passa plus de six mois à voyager en Afrique pour observer les effets de l’indépendance nationale sur l’Église catholique de ce continent. Par la suite, le préposé général des jésuites, le père Pedro, lui conseilla de se rendre également en Amérique latine pour mener ce même type d’études. Il a ainsi connu le Brésil et l’Argentine. À Rome, il a enseigné auprès de l’Université grégorienne pendant 35 ans et il a travaillé à Radio Vatican pendant 25 ans, au sein de la section chinoise. « C’était le père Michael Chu — poursuit-il — qui venait célébrer la messe dominicale qui était diffusée pour la Chine. Le père Berchmans Chang envoyait régulièrement ses articles de théologie et de spiritualité. Le père Matteo Chu avait une boîte postale qui nous servait pour discuter avec nos auditeurs des problèmes de l’Église en Chine. »
Depuis 2007, c’est-à-dire depuis que le père jésuite Lim Hwan a été chargé de diriger la section chinoise de Radio Vatican, le père Shih a quitté Rome. « Depuis lors — raconte-t-il — je passe le plus clair de mon temps à Shanghai. Je sais que mon devoir est d’être un témoin pour l’Église catholique, qui est une, où qu’elle soit : à Shanghai ou à Rome, elle est la même Église, une, sainte, catholique et apostolique. »
Le pape François a particulièrement à cœur la vie de l’Église en Chine et l’avenir des catholiques chinois. Il les accompagne dans leur prière et il les suit avec un amour paternel. Comment est perçue en Chine cette attention particulière du souverain pontife ?
Des trois derniers souverains pontifes, celui que je connais le mieux est saint Jean Paul II : il aimait sa patrie, il sympathisait avec le Tiers monde et il comprenait l’histoire de l’Église en Chine. Au cours de son pontificat, il s’est beaucoup engagé pour promouvoir la réconciliation entre l’Église et le gouvernement chinois. Malheureusement, à cause de son rôle dans la chute du communisme en Europe, le gouvernement chinois n’avait pas vraiment confiance en lui. Le pape Benoît XVI a écrit une lettre adressée à l’Église catholique en Chine[2], pour lui indiquer la route à suivre pour sortir de ses difficultés actuelles. Il a également composé une prière consacrée à Notre-Dame de Sheshan, pour inviter les catholiques du monde entier à prier pour l’Église en Chine. Nous, catholiques chinois, nous lui en sommes reconnaissants et nous le respectons. Le pape François est très aimé : tout le monde apprécie son style et perçoit son amour paternel.
Sur le plan social et économique, la Chine a beaucoup changé ces dernières années et elle a connu un développement rapide et impressionnant. La vie de l’Église a-t-elle également changé, en même temps que la société ? Quelle est votre expérience personnelle ?
Oui, la vie de l’Église a changé en même temps que la société. En fait, les catholiques chinois vivaient principalement dans les zones rurales, alors qu’aujourd’hui les jeunes des villages vont chercher du travail dans les villes. Souvent, leurs parents les suivent pour s’occuper de leurs enfants. Ainsi, les villages se vident. Les églises perdent leurs paroissiens. Les anciens catholiques sont dispersés. En outre, même si les Chinois sont devenus plus riches ces dernières années, ils ne se sentent pas plus heureux. Au contraire, ils sont plus inquiets. Aujourd’hui, ils doivent se préoccuper de trouver du travail, d’acheter une maison, d’offrir une bonne instruction à leurs enfants et de s’assurer une vieillesse digne. Parmi tant de préoccupations, le sentiment religieux émerge spontanément. Il ne faut pas s’étonner de voir que, ces dernières années, le nombre de fidèles des différentes religions a augmenté en Chine de manière significative. L’Église catholique ne fait pas exception. J’habite aujourd’hui à Zi-Ka-Wei, qui était autrefois un village chrétien. Les familles chrétiennes vivaient alors autour de l’église Saint-Ignace, qui est l’église paroissiale. Aujourd’hui, Zi-Ka-Wei est devenu un centre commercial de la ville de Shanghai. Les vieilles maisons ont toutes été démolies. Les habitants d’autrefois ont déménagé ailleurs. Actuellement, le samedi soir et le dimanche, sept messes sont célébrées dans l’église Saint-Ignace, qui est toujours pleine. Lors de la première messe du dimanche, quelques anciens paroissiens de Zi-Ka-Wei se réunissent encore, tandis que les autres sont presque toutes fréquentées par de nouveaux fidèles venus de différentes zones du pays. Parmi eux, de nombreux jeunes et intellectuels.
En Chine, l’actuel contexte socio-culturel se distingue par un éventail d’expériences multiformes. Une approche simpliste s’avérerait trompeuse et incapable de rendre compte des nuances et de la complexité chinoise. Il faut aller au-delà des préjugés et des apparences. En synthèse, devons-nous être pessimistes ou optimistes ? Comment la communauté catholique en Chine vit-elle ce moment historique ?
Je suis optimiste. Avant tout, parce que je crois en Dieu. Dieu est le Seigneur de l’histoire humaine. Quelle que soit la manière dont l’histoire avance, elle ne se sépare jamais du projet salvateur de Dieu, orienté vers la gloire de Dieu et le salut des hommes. Et puis, comme vous l’avez dit, il faut aller au-delà des préjugés et des apparences. Si nous ne nous obstinons pas dans nos préjugés et si nous savons regarder au-delà des apparences, nous découvrons que les valeurs fondamentales du socialisme rêvées par le gouvernement chinois ne sont pas incompatibles avec l’Évangile auquel nous croyons. Et si l’Église de notre pays réussit à établir une tolérance réciproque avec le gouvernement, nous pouvons vivre et agir dans notre pays. C’est pour cela que je ne suis pas pessimiste, mais optimiste.
Aussi bien dans l’Église que dans l’opinion publique internationale, on parle beaucoup du dialogue en cours entre le Saint-Siège et la République populaire de Chine. Un observateur intelligent se rend compte que la finalité des discussions est de nature essentiellement pastorale, avant d’être politique, sociale et diplomatique. Naturellement, chaque rencontre nécessite, d’un côté, la purification de la mémoire et, de l’autre, la volonté d’écrire une page nouvelle de l’histoire. Comment les catholiques chinois sont-ils en train de s’engager à vivre, en premier lieu, la réconciliation et à promouvoir la communion dans l’Église ?
En Chine, le gouvernement ne reconnaît que cinq grandes religions. À chacune d’elles, il impose des organismes de contrôle. L’Église catholique est l’une de ces grandes religions, mais en son sein, tous n’acceptent pas cette réalité. Ainsi, du point de vue du gouvernement, il y a deux parties dans l’Église catholique. Le gouvernement reconnaît la partie qui accepte ses lois et ne reconnaît pas l’autre qui les refuse. Je fais référence aux lois sur les activités religieuses. Les médias occidentaux parlent d’« Église officielle », ou patriotique, et d’« Église clandestine », qui est celle non reconnue par le gouvernement. Les catholiques qui vivent en Chine connaissent ces définitions, et cependant, ils savent faire la distinction entre la politique religieuse du gouvernement et leur propre foi. Pour eux, en Chine, il n’y a qu’une seule Église, c’est-à-dire l’Église une, sainte, catholique et apostolique. Au sein de cette unique Église se trouvent deux communautés distinctes, chacune avec ses évêques et ses prêtres. De fréquentes disputes éclatent entre elles, qui ne sont pas dues à des différences au niveau de la foi, mais sont plutôt l’expression de conflits d’intérêts religieux. De plus, depuis les appels insistants du pape Jean Paul II, les deux parties ont déjà commencé à se réconcilier. L’ordination épiscopale de Mgr Xing Wenzhi, en 2005, en est une preuve très éloquente. Actuellement, vu que le Saint-Siège est en train de dialoguer avec le gouvernement chinois, ceux qui s’opposent accentuent de manière exagérée et instrumentale la différence entre l’« Église officielle » et l’« Église clandestine », et l’exploitent sans scrupule pour bloquer le dialogue en cours. Cela n’aide absolument pas la vie et la mission de l’Église en Chine.
On dit souvent, dans de tels cas, qu’il faut faire preuve d’un « sain réalisme ». Comment ce principe s’applique-t-il à la réalité chinoise ?
Le gouvernement chinois est communiste. C’est une réalité qui ne changera certes pas avant longtemps. Mais l’Église de Chine doit cependant entretenir certaines relations avec le gouvernement chinois. Quelles relations ? Une relation d’opposition ? Ce serait un suicide. Un compromis ? Non plus, car l’Église perdrait sa propre identité. Alors, l’unique relation possible est celle de la tolérance réciproque. La tolérance est différente du compromis. Le compromis cède quelque chose à l’autre, jusqu’à un point que l’autre trouve satisfaisant. La tolérance ne cède rien ni n’exige de l’autre qu’il cède quelque chose. La tolérance réciproque entre l’Église et le gouvernement chinois a cependant besoin d’une prémisse, c’est-à-dire que le Saint-Siège ne s’oppose pas au gouvernement. En effet, si le Saint-Siège s’opposait au gouvernement, l’Église en Chine serait contrainte de choisir entre les deux, et elle choisirait nécessairement le Saint-Siège. De ce fait, l’Église serait mal vue du gouvernement chinois. On peut s’interroger : mais si le Saint-Siège ne s’oppose pas au gouvernement, ce dernier tolérera-t-il l’Église en Chine ? Je peux seulement dire que l’Église catholique existe et fonctionne en Chine. Cela signifie que, d’une certaine manière, la tolérance est déjà expérimentée.
À la lumière de ce « saint réalisme », comment peut-on interpréter la difficile histoire humaine et ecclésiale de Mgr Taddeus Ma Daqin, évêque auxiliaire de Shanghai ?
Mgr Ma Daqin a été ordonné évêque le 7 juillet 2012. À ce moment-là, il était un évêque accepté par les deux parties : par le Saint-Siège et par le gouvernement chinois. Cependant, à cause de sa déclaration dans laquelle il a annoncé quitter l’Association patriotique, il a été contraint de se retirer à Sheshan, et il n’a jamais pu exercer sa fonction épiscopale. Au mois de juin de l’année dernière, il a publié sur son site web un article dans lequel il exprimait son regret d’avoir quitté l’Association patriotique. Plus récemment, le 6 avril dernier, jour de Pâques, il s’est rendu dans la province de Fujian et il a publiquement célébré la messe avec l’évêque « illégitime » Zhan Silu. Les médias occidentaux ont ainsi commencé à parler de sa « volte-face » et de sa « trahison ». Je connais très bien l’évêque Ma Daqin. Il ne s’est pas livré à une volte-face ni ne s’est rendu : je crois plutôt qu’il s’est « réveillé ». Voyez-vous, nombreux sont ceux qui disent aimer la Chine, mais ils ont une idée abstraite du pays. Ils aiment, peut-être, la Chine de Confucius ou celle de Jiang Jieshi (Tchang Kaï-chek). Pour l’évêque Taddeus Ma Daqin, aimer la Chine veut dire aimer la Chine concrète, c’est-à-dire la Chine actuelle, la Chine gouvernée par le parti communiste. Et puis, il ne croit plus que l’Église doive nécessairement s’opposer au gouvernement chinois ; au contraire, il a compris que, pour pouvoir exister et agir dans la Chine d’aujourd’hui, l’Église doit nécessairement se rendre au minimum tolérable aux yeux du gouvernement. En somme, Mgr Ma Daqin est un évêque chinois qui fait preuve d’un sain réalisme. Le fait d’être allé à Mindong et d’avoir célébré avec l’évêque « illégitime » Zhan Silu avait en effet pour objectif une réconciliation avec le gouvernement chinois. Mgr Ma Daqin est un évêque chinois qui vit en Chine. Bien qu’il soit actuellement aux arrêts domiciliaires, il est en train de tenter une approche avec son gouvernement. Je souhaite que le Saint-Siège le soutienne et le laisse essayer. La réconciliation entre l’Église en Chine et le gouvernement chinois est un point sur lequel saint Jean Paul II a beaucoup insisté durant son pontificat. Aujourd’hui, l’évêque Ma Daqin est en train de chercher à mettre en œuvre cette réconciliation. Que saint Jean Paul II le bénisse du haut du ciel !
Les évêques, les prêtres et les laïcs qui ont souffert ces dernières décennies pour témoigner de leur foi et de leur amour envers l’Église sont très nombreux. Qu’est-ce que leur fidélité enseigne à l’Église d’aujourd’hui et aux nouvelles générations ?
Votre question me rappelle un prêche que j’ai prononcé le 12e dimanche du Temps ordinaire. Ce dimanche, on lit l’Évangile de Matthieu[3]. Dans mon homélie, j’ai dit : « Les paroles que vous venez d’écouter ont été dites par Jésus à ses disciples. En les écoutant, nous pouvons avoir l’impression que Jésus a été très, trop sévère. En effet, il a dit que nous ne devions pas craindre ceux qui peuvent tuer notre corps sans pouvoir tuer notre âme ; nous devons plutôt craindre celui qui envoie en enfer notre corps aussi bien que notre âme. Nous devons savoir que Jésus, qui veut nous sauver, ne peut sauver ceux qui n’ont pas le courage de confesser leur propre foi. En outre, Jésus nous a assuré que nous n’avions pas de crainte à avoir. Dieu, qui va jusqu’à se préoccuper de deux moineaux ou d’un cheveu de notre tête, pense également à nous. » Les nombreux évêques, prêtres et laïcs qui ont souffert ces dernières décennies pour témoigner de leur foi et de leur amour envers l’Église ont compris et suivi cet enseignement de Jésus. Et maintenant, à travers leur exemple, ils nous le transmettent également, à nous et aux nouvelles générations. De plus, « le sang des martyrs est semence de chrétiens ». Grâce à leurs mérites, aujourd’hui, nous, catholiques en Chine, nous profitons d’une certaine forme de paix, et le nombre de ceux qui participent à la messe a augmenté dans nos paroisses. Nous sommes reconnaissants de cela.
Quel souhait voulez-vous formuler personnellement pour le chemin des catholiques chinois ?
Le souhait est de ne pas être comme certains qui vivent hors de Chine et qui se préoccupent du sort des catholiques en Chine de manière incongrue, dommageable pour l’Église. Je souhaite que les catholiques en Chine ne soient pas contraints d’aller ailleurs, et de devenir ainsi des hôtes ou des réfugiés. Je souhaite au contraire que nous, catholiques chinois, nous puissions vivre une vie authentiquement chrétienne dans notre pays. Un dialogue est actuellement en cours entre le Saint-Siège et le gouvernement chinois : je souhaite que le Saint-Siège ne provoque pas le gouvernement avec un idéal trop élevé et irréaliste, ce qui nous contraindrait à choisir entre l’Église et le gouvernement chinois.
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[1] J. Shih, « Il metodo missionario di Matteo Ricci», in La Civiltà Cattolica, 1983 I, p. 141-150 ; Id., « La Chiesa cattolica in Cina. Una testimonianza », ibidem, 2016 II, p. 369-374.
[2] Benoît XVI, « Lettre aux évêques, aux prêtres, aux personnes consacrées et aux fidèles laïcs de l’Église catholique en République populaire de Chine », Rome, 27 mai 2007. Voir également La Civiltà Cattolica, « Nota esplicativa sulla lettera di Benedetto XVI ai cattolici cinesi », 2007 III, p.107.
[3] Précisément Mt 10,26-33.
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