En avant-première dans la Civilta Cattolica…
PREPUBLICATION
LA CIVILTA CATTOLICA.fr n.0918 30 septembre 2018
© Parole et Silence/La Civilta Cattolica, 2018
« IL NE SUFFIT PAS DE TOURNER LA PAGE. IL FAUT REDONNER VIE »
La rencontre privée du pape François avec les jésuites en Irlande
Pape François
Le 25 août, pendant sa visite en Irlande pour la Rencontre mondiale des familles, le pape François a rencontré un grand groupe de jésuites d’Irlande. La réunion était prévue pour 18h20, mais le Pontife a préféré prolonger sa rencontre privée avec un groupe de huit victimes d’abus sexuels, qui a duré environ une heure et demie. Vers 18h40, François est entré dans la salle de la Nonciature, où 63 jésuites se trouvaient réunis. Il y avait, parmi eux, deux évêques : Mgr Alan McGuckiand, évêque de Raphoe (Irlande), et Mgr Terrence Prendergast, archevêque d’Ottawa, ainsi que le P. John Dardis, Conseiller général de la Société de Jésus pour le discernement et la planification apostolique. Trois des jésuites irlandais sont maintenant membres de la province de Zambie-Malawi, et l’un d’eux réside au Soudan du Sud. Il y avait aussi trois jésuites en formation, l’un des États-Unis, un autre du Canada et le troisième du Cameroun.
Le provincial, P. Leonard A. Moloney, a pris la parole pour lui souhaiter la bienvenue au nom de tous : « Saint Père, notre frère François, de la part des jésuites irlandais, je te dis “Céad míle fáilte!” C’est l’expression de bienvenue irlandaise typique qui signifie “cent mille fois la bienvenue!” Nous te souhaitons la bienvenue en tant que frère en Christ et fils de saint Ignace ». Le P. Moloney a poursuivi en remerciant pour cette réunion « intime et informelle », malgré le programme très dense. Mais, en particulier, il a affirmé ceci : « Nous te remercions pour ta foi profonde en Jésus-Christ, comme le visage miséricordieux et aimant de Dieu notre Père. Présente la foi comme attrayante, dans un moment difficile ».
Il a exprimé l’engagement à « promouvoir la compréhension de la liberté, du discernement et de l’accompagnement spirituel ». Cet un engagement que François a demandé à maintes reprises aux jésuites, précisément lors de ses voyages apostoliques. Nous en avons toujours rendu compte dans « La Civiltà Cattolica ». Indiquant les jésuites présentes, le Provincial a déclaré : « Comme tu peux le voir, nous ne sommes pas si jeunes – tu es l’un des jeunes de ce groupe ! – et nous te demandons de prier pour les vocations. C’est une province qui a beaucoup de courage et un grand désir de servir et aimer en toutes choses. Cette semaine, nous avons entendu ton appel à la prière et au jeûne ainsi qu’à faire tout notre possible pour éradiquer le mal des abus du sein de l’Église ».
Le Provincial a conclu son accueil par ces paroles : « Encore une fois, Saint-Père, merci beaucoup d’être ici, pour nous accompagner dans ce voyage, et surtout pour la joie, l’humour et la sérénité qui avec lesquelles tu portes le poids de ton leadership. Tu dois être sûr de nos prières et de toute autre forme de soutien dont tu as besoin pour pouvoir accomplir ta mission avec paix et courage ».
(Antonio Spadaro, sj)
Alors François a pris la parole et dit :
Merci beaucoup ! Je m’excuse de vous recevoir si rapidement. Je suis en retard, et bientôt je dois aller à la rencontre des familles, car il y a des temps précis que je dois respecter. Tout d’abord, je m’excuse d’avoir oublié tout l’anglais que j’avais appris à Milltown il y a de nombreuses années, quand je suis arrivé en Irlande. Je ne me débrouille pas bien en anglais. Ce sera une limite psychologique ! Mais merci beaucoup.
Pourquoi suis-je arrivé en retard ? Parce que j’ai rencontré huit survivants d’abus sexuels. Je ne savais pas qu’il y avait aussi en Irlande des situations de mères célibataires à qui on a enlevé les enfants. Écouter cela m’a particulièrement touché au cœur. Aujourd’hui, la ministre de l’enfance et de la jeunesse m’a parlé de ce problème, puis elle m’a envoyé un mémorandum. Je voudrais vous demander une aide spéciale : Aidez l’Église en Irlande à en finir avec cette histoire. Et qu’est-ce que j’entend pas en finir ? Je ne veux pas simplement tourner la page, mais chercher un remède, une réparation, tout ce qui est nécessaire pour guérir les blessures et donner une nouvelle vie à tant de personnes. La lettre que j’ai récemment écrite au peuple de Dieu parle de la honte face aux abus. Je veux le répéter ici et vous le communiquer aujourd’hui.
J’ai très clairement compris une chose : il y a, derrière ce drame de la violence, surtout quand il atteint de vastes proportions et suscite un grand scandale – pensons le cas du Chili et ici en Irlande ou aux États-Unis –, la situation de l’Église marquée par l’élitisme et cléricalisme, un échec de la proximité avec le peuple de Dieu. L’élitisme et le cléricalisme favorisent toutes les formes d’abus. Et l’abus sexuel n’est pas le premier. Le premier est l’abus de pouvoir et de conscience. Je vous demande d’y aider. Courage ! Soyez courageux ! Je n’arrivais vraiment pas à croire aux histoires que je voyais bien documentées. Je les ai entendus, ici dans l’autre pièce, et j’ai été profondément ému. C’est une mission spéciale pour vous de faire le nettoyage, changer les mentalités, ne pas avoir peur d’appeler les choses par leur nom.
Une autre chose. Le provincial m’a dit que je suis en train de rendre la foi joyeuse. Vraiment ? Que ce ne soit pas un cirque ! [Ici, le Pape et les présents rient de bon cœur]. Non, c’est la joie de l’Évangile ; c’est sa fraîcheur qui te porte à aller de l’avant, de ne pas perdre la paix. Il faut travailler pour bien comprendre la fraîcheur de l’Évangile et sa joie. Jésus est venu apporter la joie et non la casuistique morale, pour apporter l’ouverture, la miséricorde. Jésus aimait les pécheurs. Mais maintenant, je suis en train de prêcher … Ce n’était pas mon intention! Mais Jésus aimait les pécheurs ... Il les aimait ! Mais il avait une terrible aversion pour les corrompus ! L’Évangile de Matthieu, au chapitre 23, est un exemple de ce que Jésus dit aux corrompus.
Avoir la fraîcheur de l’Évangile, c’est aimer les pécheurs. Je connais un confesseur. Quand un pécheur vient se confesser, il l’accueille de telle façon que l’autre se sente libre, renouvelé … Et quand quelque chose est difficile à dire, il n’y insiste pas mais dit : « Je comprends, je comprends … », pour libérer l’autre de l’embarras. Faites de la confession une rencontre avec Jésus-Christ, pas une salle de torture ou une étude psychiatrique. Nous devons être le reflet de Jésus miséricordieux. Mais qu’est-ce que Jésus a demandé à la femme adultère ? Est-ce qu’il a jamais demandé : « Combien de fois et avec qui ? ». Jamais ! Il a seulement dit : « Va et ne pèche plus ». La joie de l’Évangile est la miséricorde de Jésus, la tendresse de Jésus, et Jésus aimait la foule, les gens simples et ordinaires. Les pauvres sont au centre de l’Évangile. Les pauvres suivent Jésus pour être guéris, pour être nourris. C’est à cela que j’ai pensé quand tu [ici, il s’adresse au Provincial] as parlé de la joie.
Ensuite, tu as parlé de la liberté, de la liberté du discernement. Je crois au discernement, et il faut être capable de le faire. Cela doit être fait dans la prière, en cherchant la volonté de Dieu … et – ceci sonne un peu hérétique mais ne l’est pas du tout – tout comme Jésus est présent dans l’Eucharistie, il est présent dans le discernement. C’est Lui qui agit en moi. Et tu vas de l’avant et trouves une route à laquelle tu ne pensais pas ... C’est l’esprit de liberté, l’esprit qui fonctionne toujours en nous. Et cela, nous ne devons pas le perdre quand tu parles de liberté.
Le pape demande au Provincial :
Mais combien de novices avez-vous?
Le provincial répond qu’il y en a trois: un d’Irlande et deux de Grande-Bretagne, dans le même noviciat. François continue alors :
C’est quelque chose qui m’inquiète: les vocations. Que se passe-t-il si les gens ne sont pas plus enthousiasmés par notre vie ? Nous devons réviser notre vie pour recevoir des fils. Ou sommes-nous déjà stériles ? Quand nous découvrons notre stérilité, si nous nous mettons en prière avec le désir d’être féconds, le Seigneur donnera la fécondité. Ayez confiance ! Chacun de nous devrait caresser un fils, parler à un petit-fils. Et nous n’avons presque plus de fils et de petits-enfants ! Et avec tant de saints que nous avons dans la Compagnie au cours des siècles … Nous devons réfléchir et nous demander: Que se passe-t-il ? Avec tant de jeunes qui sont là ... Je vous suggère de prier.
Puis, le Pape demande s’il y a des questions … Le P. Michael Bingham se lève pour dire: « Ce n’est pas une question. Je veux juste te remercier pour l’exemple de solidarité que tu offres, en particulier aux prisonniers ». Le Pape répond :
S’il te plaît, salue de ma part ceux que tu connais. J’aime beaucoup ceux qui sont en prison. J’ai une sympathie particulière pour eux.
Le P. Brendan McManus demande ce que l’on peut faire concrètement contre les abus. Le Pape répond :
Nous devons dénoncer les cas dont nous prenons connaissance. Et les abus sexuels sont une conséquence de l’abus de pouvoir et de conscience, comme je l’ai déjà dit. L’abus de pouvoir existe. Qui parmi nous ne connaît pas un évêque autoritaire ? Dans l’Église aussi, il y a eu des supérieurs religieux ou des évêques autoritaires. Et l’autoritarisme est le cléricalisme. Parfois, on confond l’envoi en mission de manière autoritaire, et on décide avec autoritarisme. Et pourtant, ce sont deux choses différentes. Nous devons vaincre l’autoritarisme et retrouver l’obéissance de l’envoi en mission.
Le P. John Callanan prend la parole et demande : « Mais comment gardez-vous la joie du cœur avec tout ce qui vous arrive? »
C’est une grâce. Chaque matin depuis quarante ans, après les Laudes du matin, je prie la prière de saint Thomas More, demandant un sens de l’humour. Il semble que le Seigneur me le donne ! Mais, en général, nous devons avoir ce sens d’humour. Le P. Nicolás a dit que nous devrions donner au P. Kolvenbach le prix Nobel de l’humour, car il était capable de rire de tout, de lui-même et de son ombre. C’est une grâce à demander. Je ne sais pas si j’en ai le bon ; c’est peut-être juste de l’inconscience … [et, ici, tout le monde rit]. Avoir le sens de l’humour est le fruit de la consolation de l’Esprit. J’insiste sur quelque chose qui m’aide : le jésuite doit toujours chercher la consolation, il doit essayer de se consoler. Quand il est désolé, il est sec. La consolation est une onction de l’Esprit. Cela peut être fort ou même infime. La consolation la plus petite est la paix intérieure. Nous devons vivre avec cette paix. Si le jésuite ne vit pas en paix, il vit désolé.
Le P. Michael O’Sullivan se lève et dit: « Je ne sais pas si tu te souviens de moi, mais nous nous sommes rencontrés dans les années quatre-vingt, ici, à Milltown ». Le Pape demande son nom et il lui vient à l’esprit, ainsi que le nom d’un autre jésuite qu’il avait connu. Le P. O’Sullivan continue en posant une question sur les responsabilités des cas d’abus. François commence à répondre en disant qu’il faut répondre de ses reponsbilités et le faire selon la structure propre de l’Église, des Églises locales. Mais une personne entre dans la pièce et demande au pape de mettre fin à la rencontre, car il était en retard. Au nom de tous, un vieux frère jésuite, George Fallon, offre à François une petite custode pour apporter la communion aux malades, en disant : « Je demande au Seigneur de te donner le don du Saint-Esprit et de la sagesse pour t’aider ». Malheureusement, il n’y a pas de temps pour une photo de groupe, ni pour saluer chacun individuellement, comme cela se fait d’habitude. Mais, le Pape demande qu’ils prient ensemble un « Ave Maria ». Tout le monde se lève. Après la prière et avant de sortir, François ne renonce pas à saluer les jésuites âgés en fauteuil roulant qui se trouvaient au premier rang.
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