Être au carrefour de l’histoire


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LA CIVILTÀ CATTOLICA n. 1117/1217 Pour s'abonner à la Civilta Cattolica

© Editions Parole et Silence-La Civiltà Cattolica, 2017

« Être au carrefour de l’histoire »

Conversation avec les jésuites de Birmanie et du Bangladesh

 

Pape François

 

Du 26 novembre au 2 décembre, le pape François a accompli son vingt et unième voyage apostolique hors d’Italie, se rendant en Birmanie et au Bangladesh. Le mercredi 29 novembre, immédiatement après son entrevue avec les évêques de Birmanie, le pape François est sorti de la petite salle qui a accueilli la rencontre. À sa sortie, il a trouvé 300 séminaristes qui l’attendaient pour faire une photo. Il a également salué un petit groupe de Chinois, qui brandissait avec orgueil le drapeau de la République populaire et qui lui demandait : « Venez vite dans notre pays ! »

Après avoir fait un bout de trajet à pied, au milieu des saluts, dans un climat festif, le pape est entré dans la chapelle située au rez-de-chaussée de l’archevêché, où l’attendaient trente et un jésuites qui accomplissent leur mission dans le pays. Parmi eux, treize étaient originaires de Birmanie (trois prêtres, cinq novices et cinq scolastiques). Les autres étaient originaires de Thaïlande, de Malaisie, du Vietnam, d’Inde, d’Indonésie, d’Australie et de Chine. Vingt et un autres jésuites originaires de Birmanie n’étaient pas présents, car ils étaient occupés à leurs études en Indonésie, au Sri Lanka et aux Philippines.

Les personnes présentes étaient issues de toutes les institutions de la compagnie de Jésus dans le pays : les institutions éducatives, qui sont ouvertes à tous, indépendamment de leur situation ethnique ou religieuse ; une paroisse dans un diocèse de frontière qui dessert le peuple Kachin et Shan ; une école dans un bidonville d’Yangon, où les jésuites aident également les pauvres à reconstruire leurs maisons et offrent un petit service de microcrédit ; le Service jésuite des réfugiés, qui travaille principalement avec les centaines de milliers de personnes réfugiées dans les États Kachin et Kayah et à la frontière avec la Thaïlande et la Chine.

À son entrée, le pape François a été accueilli par des applaudissements. Il a salué chaque personne, une par une. Bien que la salle ait été — comme cela est typique d’une chapelle — étroite et longue, le climat était celui d’une étreinte spontanée, au-delà des rangs. Les visages laissaient deviner la grande diversité des origines. Un étudiant jésuite lui a fait porter un châle typique de l’ethnie Chin.

Le pape François s’est assis et, présentant Mgr Mark Miles, il a déclaré avoir besoin d’un traducteur pour l’anglais. Il a dit en plaisantant : « C’est un brave homme et il ne rapportera rien des secrets jésuites dont nous parlerons ici. » Et il a immédiatement souhaité remercier les personnes présentes.

Je rapporte à la suite la transcription des deux conversations auxquelles j’ai assisté et dont la publication a été approuvée par le Saint-Père, ajoutant quelques informations sur le contexte et une considération finale.

 

Antonio Spadaro sj

 

Merci d’être venus. Je vois beaucoup de visages jeunes, et cela me fait plaisir. C’est une bonne chose, car c’est une promesse. Les jeunes ont un avenir, s’ils ont des racines. S’ils n’ont pas de racines, ils vont là où le vent les pousse. Pour commencer, j’aimerais bien vous poser une question. Que chacun d’entre vous se la pose lors de son examen de conscience : Où sont mes racines ? Ai-je des racines ? Mes racines sont-elles solides ou sont-elles faibles ? C’est une question qui nous fera du bien. Saint Ignace commençait les Exercices spirituels en parlant d’une racine : « L’homme est créé pour louer… » Et il concluait avec une autre racine : la racine de l’amour. Et il proposait une contemplation pour grandir dans l’amour. Il n’y a pas de véritable amour, s’il ne plante pas de racines. Voilà : c’est là ma prédication initiale ! Mais maintenant, je voudrais que ce soit vous qui posiez quelques questions.

 

Merci, Saint-Père, d’être avec nous. Nous vivons tous en Birmanie et vous êtes en train de comprendre la situation de notre pays. Nous avons tous la même spiritualité, celle des « Exercices spirituels ». Cette spiritualité nous fait contempler l’Incarnation. Et c’est cette contemplation qui nous pousse, qui nous incite à la mission. Nous sommes ici, et donc nous nous sentons en mission. En découvrant la situation réelle de la Birmanie, qu’attendez-vous de nous ?

Je crois que l’on ne peut pas penser une mission — je ne le dis pas seulement en tant que jésuite, mais en tant que chrétien — sans le mystère de l’Incarnation. C’est le mystère de l’Incarnation qui illumine toute notre manière d’approcher la réalité et le monde, toute notre proximité avec les gens, avec la culture. La proximité chrétienne est toujours incarnée. C’est une proximité similaire à celle du Verbe : condescendance. Je vous rappelle la synkatabasis, la condescendance… Le jésuite est celui qui doit toujours s’approcher, comme s’est approché le Verbe fait chair. Regarder, écouter sans préjugés, mais avec mystique. Regarder sans peur et regarder mystiquement : cela est fondamental pour notre manière de regarder la réalité.

Et de ce regard naît l’enculturation. L’enculturation n’est pas une mode, non. Elle est l’essence même du Verbe venu dans la chair, qui a adopté notre culture, notre langue, notre chair, notre vie, et est mort. L’enculturation, c’est me charger de la culture du peuple auprès duquel je suis envoyé.

Et pour cela, la prière du jésuite — je veux dire surtout par rapport à l’enculturation — est la prière de l’intercession. Il est nécessaire de prier le Seigneur précisément pour ces réalités dans lesquelles je suis plongé.

Au sein de la Compagnie, il y a eu beaucoup d’échecs dans la vie de prière. Au début, certains ont donné mal à la tête à saint Ignace, car ils voulaient que le jésuite soit enfermé et consacre deux ou trois heures par jour à l’oraison… Et saint Ignace disait : « Non : contemplez dans l’action ! » Et il m’est arrivé à moi aussi de le vivre, en 1974. Il y a eu – comme vous le savez — le mouvement des soi-disant « jésuites nu-pieds », qui réclamaient une stricte observance, presque claustrale, des règles. Une réforme qui était donc contraire et opposée à l’esprit de saint Ignace. La véritable prière et la véritable observance jésuite ne suivent pas ce chemin. Ce n’est pas une observance restaurationniste. Notre observance, c’est de toujours regarder devant nous, avec l’inspiration du passé, mais toujours regarder devant nous. Les défis ne sont pas derrière nous, ils sont devant nous.

Le bienheureux pape Paul VI a beaucoup aidé en cela la Compagnie, et le 3 décembre 1974, il nous adressa un discours qui reste complètement actuel. Je vous recommande de le lire. C’est un document actuel. Il dit, par exemple, cette phrase : « À chaque carrefour de l’histoire, les jésuites sont présents. » C’est Paul VI qui le dit ! Il ne dit pas : « Restez enfermés dans un couvent », mais il dit aux jésuites : « Allez dans les carrefours ». Et pour aller dans les carrefours de l’histoire, mes chers, il faut prier ! Il faut habiter les carrefours de l’histoire en étant des hommes de prière !

 

Je veux faire une remarque à propos de nos gens. Certains ont marché trois jours pour vous voir, d’autres ont mis de l’argent de côté pendant six mois. Je peux témoigner qu’ils ont été heureux de vous voir. Merci ! Ma question est la suivante : de nombreux médias ont dit que votre visite en Birmanie est l’une des plus difficiles et l’une de celles qui présentent le plus de défis. En est-il vraiment ainsi ?

Tu as dit deux choses. Tu as d’abord parlé du Peuple de Dieu. Lorsque j’ai su que ces gens avaient beaucoup voyagé et beaucoup marché, que pour venir ils avaient économisé de l’argent, je vous avoue que j’ai éprouvé une grande honte. Le Peuple de Dieu nous enseigne des vertus héroïques. Et j’ai éprouvé de la honte à être le pasteur d’un peuple qui me surpasse en vertu, par soif de Dieu, par sentiment d’appartenance à l’Église, parce qu’ils venaient voir Pierre. Je l’ai éprouvée, et je remercie Dieu de me l’avoir fait éprouver. Et, soit dit en passant, s’il y a une grâce que le jésuite doit demander, c’est celle d’éprouver une grande honte. Saint Ignace nous la fait demander lors de la Première semaine des Exercices spirituels, devant le Christ crucifié. Demandez la grâce de la honte, pour vous et pour moi. C’est une grâce !

Venons-en à ta seconde question. Ce voyage est un voyage très difficile, oui. Il a même peut-être manqué être annulé à un certain moment. C’est donc un voyage difficile. Mais justement parce qu’il était difficile, je devais le faire ! En effet, lors de l’Office des lectures, il y a peu de temps, nous avons lu ce que dit le prophète Ézéchiel à propos des pasteurs qui profitent de leur peuple, qui vivent aux crochets de leur peuple. Ils vivent pour leur manger la laine sur le dos, ce sont des pasteurs qui tondent leurs brebis et leur prennent leur lait. Ce sont deux symboles. La nourriture pour la richesse, et la laine pour la vanité. Un pasteur qui s’habitue aux richesses et à la vanité finit, comme le dit saint Ignace, dans un grand orgueil. Ainsi, saint Augustin reprend ce thème du prophète Ézéchiel dans un célèbre traité — De pastoribus — et montre que si le mauvais pasteur s’accroche à la richesse, il s’accroche à la vanité, il finit par devenir orgueilleux. Donc, ce qui fait que le bon pasteur va bien, c’est la pauvreté. Saint Ignace nommait ainsi la pauvreté : le mur et la mère de la vie consacrée. Le Peuple de Dieu est un peuple pauvre, un peuple humble, un peuple qui a soif de Dieu. Nous autres pasteurs, nous devons apprendre du peuple. Ainsi, si ce voyage paraissait difficile, je suis venu parce que nous devons être présents aux carrefours de l’histoire.

 

Lorsque nous avons eu connaissance de votre visite, nous avons commencé à sentir et à penser que nous étions à un carrefour, comme vous venez juste de le dire. Votre visite est pour nous une motivation à aller de l’avant, dans ce sens. La question est que, souvent, vous dites qu’il faut avoir l’odeur des brebis. Nous, ici, nous venons de différents endroits du pays, où, en tant que prêtres, nous percevons cette odeur. Certains d’entre nous sentent l’odeur des réfugiés. Comment pouvons-nous sentir et penser avec l’Église, comme nous le demande saint Ignace, en sentant cette odeur si intense qui vient du Peuple de Dieu ? Comment sentir la présence du pape ?

Il y a peu de temps, j’ai parlé aux évêques de deux odeurs : l’odeur de brebis et l’odeur de Dieu. Nous devons connaître l’odeur de brebis, pour comprendre, pour saisir et pour accompagner, et les brebis doivent percevoir que l’odeur de Dieu émane de nous. Et cela, c’est le témoignage. Aujourd’hui, la mission, grâce à Dieu, ne passe plus par le prosélytisme. Le pape Benoît XVI l’a dit clairement : l’Église ne grandit pas par prosélytisme, mais par attraction, par témoignage. Comment pouvez-vous sentir la présence du pape, vous qui travaillez ici ? Comment les réfugiés peuvent-ils la sentir ? Il n’est pas facile de répondre. J’ai visité jusqu’à présent quatre camps de réfugiés. Trois énormes : Lampedusa, Lesbos et Bologne, qui se trouve au nord de l’Italie. Là, c’est le travail de proximité. Parfois, on ne fait pas bien la différence entre un lieu d’où on attend de sortir et une prison avec un autre nom. Et parfois, les camps sont de véritables camps de concentration, des prisons.

En Italie, nous vivons très intensément la réalité des réfugiés qui viennent d’Afrique, car ils sont là devant nous, et de véritables tragédies ont lieu. Une personne réfugiée avec laquelle j’ai parlé m’a dit avoir mis trois ans pour arriver de chez elle jusqu’à Lampedusa. Et au cours de ces trois années, elle a été vendue cinq fois. À propos du trafic des jeunes femmes qui sont trompées et vendues à des trafiquants de prostituées à Rome, un prêtre âgé me disait de manière ironique qu’il n’était pas sûr qu’il y ait plus de prêtres à Rome que de jeunes femmes esclaves de la prostitution. Et ce sont des filles enlevées, trompées, déplacées d’un endroit à l’autre. L’Église diocésaine de Rome travaille beaucoup sur ce sujet. C’est un travail de libération.

Et puis, nous pensons à l’exploitation des enfants à travers le travail. Nous pensons aux enfants qui ont oublié les jeux et qui doivent travailler. Voilà notre « Troisième semaine » des Exercices spirituels de saint Ignace : les voir, c’est voir le Christ souffrant et crucifié. Comment puis-je m’approcher de tout cela ? Oui, je cherche à visiter, je le dis sans détour, surtout avec les pays qui ferment leurs frontières. Malheureusement, en Europe, il y a des pays qui ont choisi de fermer leurs frontières. Ce qui est le plus douloureux, c’est que pour prendre cette décision, ils ont dû fermer leur cœur. Et notre travail missionnaire doit aussi atteindre ces cœurs qui se sont fermés à l’accueil des autres.

Je ne sais pas quoi dire d’autre sur ce thème, si ce n’est que c’est un thème grave. Ce soir, nous dînerons. Beaucoup de ces réfugiés ont pour dîner un morceau de pain. Peut-être que nous, nous prendrons un dessert. Cela me rappelle une image de Lesbos. J’y suis allé avec le patriarche Bartholomée et l’archevêque orthodoxe d’Athènes, Jérôme. Ils étaient là, tous assis en file, bien en rang — ils étaient plusieurs milliers —, et moi, je marchais devant ; derrière moi venait le patriarche Bartholomée, et en dernier, l’archevêque Jérôme. J’étais en train de les saluer, et à un moment, je me suis rendu compte que les enfants me tendaient la main, mais qu’ils regardaient derrière. Je me suis demandé : « Que se passe-t-il ? » Je me suis retourné et j’ai vu que le patriarche Bartholomée avait les poches pleines de bonbons et qu’il les donnait aux enfants. D’une main, ils me saluaient, et de l’autre, ils attrapaient le bonbon. J’ai pensé que c’était sans doute la première friandise qu’ils mangeaient depuis de nombreux jours.

Il y a une autre image de Lesbos qui m’a beaucoup aidé à pleurer devant Dieu : un homme d’une trentaine d’années, avec trois petites filles, m’a dit : « Je suis musulman. Ma femme était chrétienne. Nous nous aimions beaucoup. Un jour, les terroristes sont entrés. Ils ont vu sa croix. Ils lui ont dit de la retirer. Elle a dit non et elle a été égorgée devant moi. Je continue d’aimer ma femme et mes enfants. »

Ces choses doivent être vues et doivent être racontées. Ces choses n’arrivent pas jusqu’aux salons de nos grandes villes. Nous avons l’obligation de dénoncer et de rendre publiques ces tragédies humaines que l’on cherche à passer sous silence.

 

De nombreux jésuites sont ici en formation et, en tant que formateurs, nous cherchons à mieux comprendre qu’elle est aujourd’hui la figure du jésuite. Vous êtes un bon jésuite, engagé dans la mission qui vous a été confiée. En tant que tel, que pouvez-vous nous dire ? Quels conseils donnez-vous aux jeunes jésuites de Birmanie pour devenir un bon jésuite ?

Il vaut mieux que vous ne leur enseigniez pas à être comme moi ! (et ici, il éclate de rire.) Je dirai deux choses. Parmi mes formateurs, il y avait un jésuite âgé, un jésuite qui était parvenu jusqu’aux frontières existentielles. C’était un grand jésuite savant, et une fois, il m’a donné un conseil : si tu veux persévérer dans la Compagnie, pense clairement et parle obscurément. C’était un grand savant, mais c’était un mauvais formateur. Vous avez compris ? (Et là, il rit avec les jésuites présents.) La seconde chose que je veux mentionner concerne un autre homme : et je veux le citer ici, en Birmanie, car je crois qu’il n’a jamais imaginé que son nom serait prononcé dans les parages. Il s’agit d’un jésuite argentin et il s’appelait Miguel Angel Fiorito. Il a établi une édition critique du Mémorial de saint Pierre Favre, mais c’était un philosophe et il avait fait sa thèse sur le désir naturel de l’homme de trouver Dieu en saint Thomas. C’était un professeur de philosophie, président de la Faculté, mais il aimait la spiritualité. Et il nous enseignait, à nous étudiants, la spiritualité de saint Ignace. C’est lui qui nous a enseigné la voie du discernement. Toi qui es formateur, si tu rencontres un jésuite qui est en formation, mais qui ne sait pas discerner, qui n’a pas appris le discernement et qui montre peu d’espoir de parvenir à l’apprendre, même si c’est un garçon excellent, dis-lui de chercher une autre voie. Le jésuite doit être maître en discernement, pour lui et pour les autres. Saint Ignace ne nous a pas demandé d’accomplir deux examens de conscience par jour pour nous trier les poux ou les puces. Non : il l’a fait pour que nous regardions ce qui se passe dans notre cœur. Selon moi, le critère vocationnel pour la Compagnie est celui-ci : le candidat sait-il discerner ? apprendra-t-il à discerner ? S’il sait discerner, il sait reconnaître ce qui vient de Dieu et ce qui vient du mauvais esprit, alors, cela lui suffit pour aller de l’avant. Même s’il ne comprend pas grand-chose, même s’il rate ses examens… Tant pis, pourvu qu’il sache mener un discernement spirituel. Pensez à saint Pierre Claver. Il savait discerner et il savait que Dieu voulait sa vie parmi les esclaves noirs, parmi ceux dont certains théologiens estimés discutaient pour savoir s’ils avaient ou non une âme.

 

Ma formation a duré 14 ans depuis le noviciat jusqu’à l’ordination sacerdotale. Au cours de ce long chemin, certains de mes compagnons de formation ont abandonné. Aujourd’hui, nous ne sommes que trois prêtres jésuites locaux. Quelles paroles d’encouragement adressez-vous à ceux qui sont en formation ?

La liberté est l’une des choses que le Seigneur respecte. Y compris la liberté de s’éloigner de lui, la liberté de pécher. Il demeure silencieux et il souffre. Il reste silencieux. Il parvient à cet extrême. Avant cet extrême, il y a de nombreuses situations qui ne sont pas des péchés, mais qui sont des situations historiques qui font qu’une personne abandonne ou qui lui font comprendre que ce chemin n’était pas le sien… L’abandon d’un religieux, l’abandon d’un prêtre est un mystère. Et nous devons le respecter, l’aider s’il demande de l’aide, rester disponibles et prier pour lui. En effet, le Seigneur l’attend au moment le plus opportun. Et il ne faut jamais désespérer, car le Seigneur est bon et je dirais même, pardonnez-moi le mot « rusé ».

À propos de la ruse de Dieu, je désire ajouter quelque chose : je veux vous parler d’une œuvre d’art qui me touche. Il s’agit d’un chapiteau qui se trouve dans l’église Sainte-Marie-Madeleine à Vézelay, au centre de la France, là où commence le chemin de Saint-Jacques. Sur un côté du chapiteau, il y a Judas pendu, avec la langue tirée, les yeux ouverts, mort. Et à côté de lui, le diable prêt à l’emmener. De l’autre côté du chapiteau, il y a le personnage du Bon Pasteur, qui l’a pris, l’a chargé sur ses épaules et l’a emmené. Ce sculpteur du XIIIe siècle était un artiste, mais dans son cœur, il était également un théologien. C’était un mystique. Et il était audacieux. Il s’est permis de dire quelque chose qu’aucun d’entre nous, aucun théologien, ne se hasarderait à dire du haut de la chaire : Dieu est rusé. Dieu est rusé. Et cela est singulier. Si nous regardons bien les lèvres du Bon Pasteur, nous voyons qu’il affiche un sourire farceur, comme s’il disait au diable : « Je t’ai bien eu ! »

Cela m’apprend beaucoup. Toujours espérer… c’est la même chose que le curé d’Ars dit à la veuve de cet homme qui s’était suicidé, angoissée parce que son mari était allé en enfer : « Madame, entre le pont d’où s’est jeté votre mari et le fleuve, il y a la miséricorde de Dieu ». N’oublie jamais ce mot, « miséricorde ».

 

Je suis un jésuite en formation comme « maître » et je travaille dans un bidonville. Les gens sont très pauvres, mais là, les personnes veulent s’entraider. Une jeune fille m’a demandé : comment puis-je aider ceux qui ont besoin si moi-même j’ai besoin d’aide. J’ai essayé de lui apporter une réponse intellectuelle, mais cela ne m’a pas convaincu. Alors quelqu’un m’a conseillé de poser la question au Saint-Père.

Les réponses intellectuelles ne servent à rien. Je suis un anti-intellectuel, que cela soit clair ! Il faut beaucoup étudier, mais une réponse intellectuelle et abstraite ne sert à rien dans ce cas. Face à une mère qui a perdu son enfant, à un homme qui a perdu sa femme, face à un enfant, à un malade… tu ne peux pas parler. Seul le regard…, le sourire, serrer la main, le bras, faire une caresse…, et peut-être qu’alors le Seigneur t’inspirera une parole. Ne cherche pas à donner des explications. Et la question que t’a posée cette jeune fille était une question existentielle : comment puis-je faire, moi qui n’ai rien, pour aider les autres ? Approche-toi ! Et réfléchis en quoi cette personne peut t’aider, toi. Approche-toi. Accompagne-la. Sois proche. Et l’Esprit saint — n’oublions pas qu’il est présent en nous — t’inspirera ce que tu peux faire, ce que tu peux dire. Car parler est la dernière chose à faire. Auparavant, il faut faire. Rester silencieux, accompagner, être proches. Proximité. C’est le mystère du Verbe qui s’est fait chair. Proximité. Les paroles que tu peux peut-être dire à la jeune fille sont : « Approche-toi ». Elle a besoin de proximité. Et toi aussi tu as besoin de proximité. Et de laisser Dieu faire le reste.

 

Saint-Père, je me demande pourquoi vous trouvez toujours le temps de rendre visite aux jésuites au cours de vos voyages. Et j’ai une autre question : quelles sont les trois choses importantes qu’un jésuite peut accomplir pour les gens de ce pays, pour l’Église en Birmanie ?

La raison pour laquelle je rencontre toujours les jésuites, c’est pour ne pas oublier que je suis missionnaire et que je dois convertir les pêcheurs ! (Le pape provoque ainsi un éclat de rire général.) Pour la question : cela me plaît que tu aies utilisé le mot « Église ». Le fait de sentir avec l’Église tenait beaucoup à cœur à saint Ignace, sentir dans l’Église. Et cela nécessite aussi du discernement. Mais il faut être proches de la hiérarchie. Et si je ne suis pas d’accord avec ce que dit l’évêque, je dois faire preuve de parrhésie, aller lui parler avec courage et dialoguer. Et à la fin obéir. Souviens-toi de saint Ignace lorsque Gian Pietro Carafa, Paul IV, fut élu pape. Lorsqu’on lui demanda ce qui lui arriverait si le pape dissolvait la Compagnie, je crois que saint Ignace a répondu qu’avec un peu d’oraisons, tout rentrerait dans l’ordre. Et il resterait en paix. Mais on ne peut pas penser la compagnie de Jésus comme une Église parallèle, ou une sous-Église. Nous appartenons tous à l’Église sainte et pécheresse. On appartient à l’Église dans la joie et dans la tristesse. Nous avons des exemples de grands jésuites qui se sont sentis crucifiés par l’Église de leur temps et ont gardé la bouche close. Nous pensons au cardinal De Lubac, pour en nommer un. Et à tant d’autres. Je dirais : être hommes d’Église. Lorsque la Compagnie se met dans l’orbite de l’autosuffisance, elle cesse d’être la compagnie de Jésus.

 

Le fondamentalisme est ici un problème important. Je viens d’une région où il y a beaucoup de tensions avec les musulmans. Je me demande comment il est possible de prendre soin des personnes qui ont cette tendance au fondamentalisme. Que ressentez-vous à ce propos en visitant notre pays ?

Tu vois, des fondamentalismes, il y en a de partout. Et nous catholiques, nous avons « l’honneur » d’avoir des fondamentalistes parmi les baptisés. Je crois qu’il serait intéressant que l’un d’entre vous qui est en train se préparer au doctorat étudie les racines du fondamentalisme. C’est une attitude de l’âme qui s’érige en juge des autres et de celui qui partage sa religion. C’est une manière d’aller à l’essentiel — de prétendre aller à l’essentiel — de la religion, mais à un point tel d’en oublier ce qui est existentiel. Elle oublie les conséquences. Les attitudes fondamentalistes prennent différentes formes, mais elles ont en commun le fait de souligner fortement l’essentiel, en niant l’existentiel. Le fondamentaliste nie l’histoire, il nie la personne. Et le fondamentalisme chrétien nie l’Incarnation.

 

La rencontre se termine dans une ambiance de fête avec la prière Salve Regina, et ensuite avec les salutations personnelles et les photographies.

 

***

 

Le 1er décembre après-midi, au cours de sa visite au Bangladesh, le pape a participé à une rencontre œcuménique et inter-religieuse pour la paix avec quatre représentants religieux (un musulman, un hindou, un bouddhiste et un catholique) ainsi qu’un représentant de la société civile. La prière finale a été récitée par un évêque anglican. Ensuite, un groupe de Rohingya est monté sur la scène. Le pape les a accueillis, écoutant leurs histoires et demandant à l’un d’entre eux de prier. Il s’est ensuite rendu à la nonciature apostolique de Dacca, où treize jésuites qui accomplissent leur mission dans le pays l’attendaient dans une salle, assis en cercle.

Le supérieur de la Mission a exprimé la joie des jésuites de voir le pape présent parmi eux : « Nous sommes un groupe de jésuites qui œuvrent au Bangladesh. Neuf d’entre nous sont originaires du pays, trois de l’Inde et un de Belgique. Dieu nous a bénis et nous travaillons ici au Bangladesh dans trois diocèses. La Mission compte aussi quatorze scolastiques, trois juniores et trois novices. Nous travaillons dans une maison d’Exercices et de formation, dans les ministères paroissiaux, dans l’apostolat éducatif et dans le service aux réfugiés. La première présence des jésuites sur cette terre remonte à la fin du XVIe. Une église fut construite en 1600, mais elle fut détruite dès l’année suivante. Après avoir connu des hauts et des bas, nous sommes de nouveau présents au Bangladesh depuis 1994, lorsque nous avons été invités par l’Église locale. Vous nous accordez aujourd’hui le privilège de vous rencontrer. Nous nous sentons tous fiers d’être jésuites et nous demandons votre bénédiction. Je pensais prononcer un discours aujourd’hui, et puis j’ai pensé qu’il était mieux de ne pas le faire : c’est beaucoup mieux d’avoir une conversation ouverte… » Le pape a répondu à son salut en disant :

Les deux dates que tu as citées ont attiré mon attention : 1600 et 1994. Donc, pendant des siècles, les jésuites ont connu des hauts et des bas, sans avoir une présence stable. Et c’est bien ainsi : les jésuites vivent aussi comme cela. Le père Hugo Rahner disait que le jésuite doit être un homme capable d’évoluer avec discernement, aussi bien dans le champ de Dieu que dans celui du diable. Pour vous, toutes ces années ont été un peu comme cela : vous mouvoir sans stabilité et aller de l’avant à la lumière du discernement.

 

Saint-Père, merci d’avoir parlé du peuple rohingya. Ce sont nos frères et sœurs, et c’est en ces termes que vous en avez parlé : des frères et sœurs. Le provincial a envoyé deux d’entre nous accomplir un service d’assistance parmi eux…

Aujourd’hui, Jésus-Christ s’appelle Rohingya. Tu parles d’eux comme de frères et sœurs : ils le sont. Je pense à saint Pierre Claver, qui m’est très cher. Lui, il a œuvré parmi les esclaves de son temps… et dire que certains théologiens de l’époque — peu nombreux, grâce à Dieu — discutaient pour savoir s’ils avaient une âme ou non ! Sa vie a été une prophétie, et il a aidé ses frères et ses sœurs qui vivaient dans une condition honteuse. Mais cette honte perdure encore aujourd’hui. Et aujourd’hui, on discute beaucoup sur la manière de sauver les banques. Le problème, c’est de sauver les banques. Mais, aujourd’hui, qui sauve la dignité des hommes et des femmes ? Les gens qui dépérissent n’intéressent personne. C’est ainsi que le diable réussit à œuvrer dans le monde d’aujourd’hui. Si nous avions un peu le sens des réalités, cela devrait nous scandaliser. Aujourd’hui, le scandale médiatique concerne les banques et non les personnes. Face à tout cela, nous devons demander une grâce : celle de pleurer. Le monde a perdu le don des larmes. Saint Ignace — qui faisait cette expérience — demandait le don des larmes. Saint Pierre Favre le faisait également. Autrefois, il existait des formulations dans la messe pour demander le don des larmes. La prière était : « Seigneur, toi qui as fait jaillir l’eau de la roche, fais jaillir les larmes de mon cœur pécheur. » L’impudence de notre monde est telle que la seule solution est de prier et de demander la grâce des larmes. Mais moi, ce soir, devant ces pauvres gens que j’ai rencontrés, j’ai éprouvé de la honte ! J’ai eu honte de moi-même, j’ai eu honte du monde entier. Excusez-moi, je cherche juste à partager avec vous mes sentiments…

 

Comment la compagnie de Jésus peut-elle aujourd’hui répondre aux besoins du Bangladesh ?

Sincèrement, je ne connais pas bien les activités de la compagnie de Jésus au Bangladesh. Mais le fait que le provincial ait chargé deux jésuites de travailler dans des camps de réfugiés me fait comprendre que les jésuites se mobilisent ! Et c’est vraiment là le propre de notre vocation, et cela est clairement exprimé par un mot de la « formule de l’Institut » de la Compagnie : discurrir, c’est-à-dire… aller de l’avant, se mobiliser… aller en chemin… éprouver les esprits… Cela est beau et c’est le propre de notre vocation.

 

Nous nous sentons bénis du fait que vous soyez venu au Bangladesh, c’est-à-dire « dans une nation » où la communauté chrétienne est si petite. Et vous avez fait cardinal l’archevêque de notre capitale. Pourquoi cette attention envers nous ?

Je dois dire que pour moi aussi le Bangladesh a été une surprise : il y a tant de richesses ! En nommant les cardinaux, j’ai cherché à regarder vers les petites Églises, celles qui grandissent à la périphérie. Non pas pour consoler ces Églises, mais pour lancer un message clair : les petites Églises qui grandissent à la périphérie et qui n’ont pas de traditions catholiques anciennes doivent aujourd’hui parler à l’Église universelle, à toute l’Église. Je sens de manière nette qu’elles ont quelque chose à nous apprendre.

 

Comment vous sentez-vous aujourd’hui après avoir célébré la messe avec les catholiques ? Avez-vous réussi à saluer les enfants comme vous le faites toujours ?

Oui. J’en ai salué quelques-uns. Et ce soir, j’ai salué les deux petites filles rohingya. Les enfants m’apportent de la tendresse. La tendresse fait du bien dans ce monde si souvent cruel : nous en avons besoin. Je veux rajouter quelque chose à ce sujet : saint Ignace était mystique. Sa véritable figure a été redécouverte récemment. On avait de lui une image rigide. Mais c’était une mère pour les malades ! Il était capable d’une profonde tendresse, qu’il a manifestée en de nombreuses occasions. C’est le père Arrupe qui — en tant que général de la Compagnie — nous a répété ces choses et nous a montré la profonde âme d’Ignace. Il a fondé le Centre ignacien de spiritualité et la revue Christus pour approfondir de manière renouvelée notre spiritualité. Pour moi, c’est une figure prophétique. Ta question me fait penser combien il est important d’avoir un cœur capable de tendresse et de compassion envers celui qui est faible ou pauvre ou petit.

Et souvenez-vous que c’est le père Arrupe qui a créé le Service jésuite des réfugiés. À Bangkok, avant de prendre l’avion sur lequel il allait avoir un ictus, il a dit : « Priez, priez, priez. » C’était le sens du discours qu’il a adressé en ce lieu aux jésuites qui sont en train de travailler avec les réfugiés : ne pas négliger la prière. C’était son « chant du cygne ». C’est bien là le dernier héritage qu’il a transmis à la Compagnie. Vous comprenez ? La sociologie est importante, certes, mais la prière l’est beaucoup plus.

 

Il nous est tout de suite venu à l’esprit que peu de temps auparavant, lors de sa rencontre avec les Rohingya, le pape avait éprouvé le besoin de conclure, non avec un discours sociologique, mais en demandant à l’un d’entre eux d’élever une prière, et de prier ensemble. Le pape a ensuite demandé s’il y avait d’autres questions, mais l’une des personnes présentes a répondu : « Non. Votre présence ici parmi nous nous apporte bien plus que de nombreuses réponses ! » La rencontre s’est terminée avec la bénédiction des rosaires et quelques photos de groupe.

En méditant sur les propos tenus par le souverain pontife au cours de ces conversations, il faut toujours se souvenir de ce qu’il a lui-même écrit dans la préface d’un ouvrage qui présente, entre autres, ses conversations précédentes avec les jésuites au cours de ses voyages : « Je dois dire que je trouve ces moments très libres, surtout lorsqu’ils ont lieu pendant mes voyages : c’est pour moi l’occasion de livrer mes premières réflexions sur ce voyage. Je me sens en famille et je parle notre langage de famille, et je ne crains pas les malentendus. C’est pour cela que ce que je dis peut être parfois un peu risqué. » Et il a ajouté : « Parfois, ce que j’ai l’impression de devoir dire, je me le dis à moi-même, c’est important aussi pour moi. Au cours de ces conversations me viennent des choses importantes sur lesquelles, ensuite, je réfléchis. »

 

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