Le synode pour l'Amazonie et les droits humains
PUBLICATION ANTICIPÉE LA CIVILTA CATTOLICA 0619 © Éditions Parole et Silence/La Civilta Cattolica, 2019
LE SYNODE POUR L’AMAZONIE ET LES DROITS HUMAINS
Peuples, communautés et États en dialogue Card. Pedro Ricardo Barreto, sj
Le pape François, s’adressant aux peuples indigènes amazoniens, leur a dit : « L’Église n’est pas étrangère à votre situation et à vos vies, elle ne veut pas être étrangère à votre mode de vie et à votre organisation. Pour nous, il est nécessaire que les peuples autochtones modèlent culturellement les Églises locales amazoniennes ».
Partant des prémisses fondamentales du dialogue et de la recherche du bien commun, le prochain Synode spécial pour l’Amazonie souhaite contribuer à la construction de voies nouvelles pour l’Église et pour une écologie intégrale. L’objectif est de créer les conditions permettant aux peuples qui habitent dans le vaste et important territoire amazonien de vivre avec dignité et d’envisager l’avenir avec confiance, toujours dans le respect mutuel et la reconnaissance de responsabilités différenciées et complémentaires qui incombent aux acteurs sociaux, politiques et religieux.
Le Synode pour l’Amazone et, plus largement, la mission de l’Église sur ce territoire sont, en fait, une expression de l’accompagnement significatif de la vie quotidienne des peuples et des communautés qui y habitent. Sa présence ne peut en aucun cas être considérée comme une menace pour la stabilité ou la souveraineté de pays particuliers. En fait, elle est un véritable prisme qui permet d’identifier les points fragiles dans la réaction des États et des sociétés comme telles face à des situations urgentes, à l’égard desquelles il y a, indépendamment de l’Église, des dettes concrètes et historiques que l’on ne peut pas esquiver.
D’autre part, l’occasion de considérer l’identité de ces peuples et leur capacité à protéger ces écosystèmes, en fonction de leur culture et de leur vision du monde, peut permettre à nos sociétés non amazoniennes de créer les conditions adéquates pour les apprécier, les respecter et apprendre d’eux. Ainsi, nous pourrons peut-être un jour dépasser l’idée que ce territoire est un espace inhabité ou « arriéré » ; plus encore, nous en tirerons des lignes directrices utiles pour déterminer les causes de nos propres échecs comme société dans le soin de notre maison commune.
À cet égard, l’Église peut également apporter sa contribution sur la base de sa longue et légitime présence historique (malgré les ombres et ses lumières particulières) et par sa projection vers une présence future conforme à une vision à long terme.
J’espère qu’à partir de ces prémisses certains gouvernements pourront surmonter les positions de suspicion et écouter plus attentivement les voix faibles et les appels pressants provenant du territoire, dont l’Église veut se faire l’accompagnatrice et une porte-parole, samaritaine et prophétique, comme il est dit dans la troisième partie de l’Instrumentum laboris du Synode.
En ce moment d’une importance singulière, où le pape a convoqué le synode spécial, nous pouvons dire que le Document de travail, présenté le 17 juin, est une expression de la voix du peuple de Dieu. En fait, il y a eu un vaste processus d’écoute sur le territoire afin d’étendre la participation des membres des populations locales et des membres de l’Église, par le biais d’assemblées, de forums thématiques et de débats qui ont réuni plus de 87 000 personnes – 22 000 lors d’événements organisés par la Red eclesial panamazónica (REPAM) et environ 65 000 au stade préparatoire – des neuf pays qui composent ce territoire. Par conséquent, le document exprime effectivement en grande partie le sentiment et les désirs de nombreux représentants du peuple amazonien.
C’est une expérience inédite pour un synode spécial et, sans perdre de vue qu’il s’agit d’un événement éminemment ecclésial, c’est un bon indicateur de ce qui se passe sur ce territoire. Nous pensons que l’expression de cette richesse peut apporter, au-delà de toute position de suspicion, des éléments qui permettront de mieux comprendre une réalité criante.
La situation de vulnérabilité et l’importance de la région
Le bassin amazonien était une région historiquement conçue comme un espace à occuper et à partager en fonction d’intérêts extérieurs ; de fait, en un premier temps, on le considérait comme un territoire inoccupé. Quand ses ressources naturelles ont été découvertes, on a commencé à le considérer comme une région de grand intérêt ; toutefois, on associe à son image l’idée d’attardement, d’une réalité coupée de la centralité urbaine qui représente un vide démographique : ces idées permettent à certains groupes d’intérêt de le considérer comme un territoire disponible, tout en rendant invisibles ses richesses de cultures, de faune et de flore.
Le territoire couvre une superficie totale d’environ 7,5 millions de kilomètres carrés. Il est réparti entre huit pays d’Amérique du Sud (Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Guyana, Pérou, Suriname et Venezuela) et le territoire d’outre-mer de la Guyane française. Il représente 43% de la surface de l’Amérique du Sud. Dans la région amazonienne se concentre 20% de l’eau douce non gelée de la Terre. Là, se trouvent 34% des forêts primaires de la planète, qui hébergent entre 30 et 40% de la faune et de la flore du monde.
Il s’agit d’un biome, c’est-à-dire d’un système vivant, qui agit comme un stabilisateur du climat régional et mondial, en maintenant l’air humide, et produit un tiers des pluies qui nourrissent la planète. Sa diversité socioculturelle est grande puisque près de 2 800 000 autochtones, appartenant à 390 peuples, y vivent, dont 137 sont isolés ou sans contacts extérieurs ; 240 langues sont parlées, appartenant à 49 familles linguistiques différentes. Le nombre de ses habitants tourne autour de 33 millions.
Le pape François, qui reconnaît les peuples amazoniens et les questions qu’ils posent, a dit : « Probablement, les peuples autochtones amazoniens n’ont jamais été aussi menacés sur leurs territoires qu’ils le sont présentement. L’Amazonie est une terre disputée sur plusieurs fronts : d’une part, le néoextractivisme et la forte pression des grands intérêts économiques qui convoitent le pétrole, le gaz, le bois, l’or, les monocultures agro-industrielles [...]. Je crois qu’il est indispensable de faire des efforts pour créer des instances institutionnelles de respect, de reconnaissance et de dialogue avec les peuples natifs, en assumant et en sauvegardant la culture, la langue, les traditions, les droits et la spiritualité qui leur sont propres. Un dialogue interculturel dans lequel ils soient “les principaux interlocuteurs, surtout lorsqu’on développe les grands projets qui affectent leurs espaces”. La reconnaissance et le dialogue seront la meilleure voie pour transformer les relations historiques marquées par l’exclusion et la discrimination ».
L’Église dans le bassin amazonien
Dans le contexte de l’Amazonie, l’Église a, depuis le début, rencontré des cultures avec des ombres et des lumières. Suivant le commandement évangélique, elle accompagne le rythme auquel progressent les plus pauvres. Dans ces réalités, on aperçoit la vitalité missionnaire de l’Église en Amazonie. Cette partie de la planète est le biome dans lequel la vie s’exprime dans sa diversité extraordinaire comme don de Dieu à tous ceux qui y vivent et à toute l’humanité. Cependant, il s’agit d’un territoire de plus en plus dévasté et menacé.
Selon la doctrine sociale de l’Église, la mission de chaque chrétien est associée à un engagement prophétique en faveur de la justice, la paix, la dignité de chaque être humain sans distinction et pour l’intégrité de la création, en réplique à un modèle de société dominante qui crée l’exclusion, l’inégalité et un comportement que le pape François a appelé une véritable « culture du gaspillage » et une « mondialisation de l’indifférence ».
Comme nous l’avons déjà dit, ce biome, en plus d’être « une source de vie au cœur de l’Église » et l’un des endroits de la plus grande biodiversité au monde, est aussi le lieu où de nombreuses cultures ont vécu pendant des siècles et dont l’existence et l’identité sont actuellement menacées à cause du modèle fortement néoextractif imposé aujourd’hui.
L’Église, disposant de tous les moyens propices, de la légitimité aux niveaux local, régional et international, et dotée de sa perspective de l’histoire et de l’avenir, peut collaborer avec toutes les institutions gouvernementales, avec les organisations de la société civile et, en particulier, avec les peuples eux-mêmes, dans la certitude que la promotion, la défense et l’exigibilité des droits humains sont dans l’intérêt véritable de tous.
Nous sommes appelés ensemble, chacun dans ses espaces respectifs, à créer les possibilités pour qu’il y ait cet « avenir serein », en particulier pour les peuples autochtones, dont le pape François parlé lorsqu’il a convoqué ce Synode spécial. Dans l’encyclique Laudato si’ (LS), il a écrit ceci : « La vision consumériste de l’être humain, encouragée par les engrenages de l’économie globalisée actuelle, tend à homogénéiser les cultures et à affaiblir l’immense variété culturelle, qui est un trésor de l’humanité [...] Il faut y inclure la perspective des droits des peuples et des cultures, et comprendre ainsi que le développement d’un groupe social suppose un processus historique dans un contexte culturel, et requiert de la part des acteurs sociaux locaux un engagement constant en première ligne, à partir de leur propre culture » (LS 144).
Cela doit conduire à une réflexion sur la nécessité de rechercher et de trouver de nouveaux moyens d’harmoniser le respect des droits humains et de l’environnement avec le développement économique, social et productif. Dans cette perspective, nous nous sentons appelés à rechercher un modèle de développement qui tienne compte de la réalité interculturelle de l’Amazonie et assure la protection des biens de la Création.
Le pape a affirmé : « Dans ce sens, il est indispensable d’accorder une attention spéciale aux communautés aborigènes et à leurs traditions culturelles [...] En effet, la terre n’est pas pour ces communautés un bien économique, mais un don de Dieu et des ancêtres qui y reposent, un espace sacré avec lequel elles ont besoin d’interagir pour soutenir leur identité et leurs valeurs. Quand elles restent sur leurs territoires, ce sont précisément elles qui les préservent le mieux. Cependant, en diverses parties du monde, elles font l’objet de pressions pour abandonner leurs terres afin de les laisser libres pour des projets d’extraction ainsi que pour des projets agricoles et de la pêche, qui ne prêtent pas attention à la dégradation de la nature et de la culture » (LS 146).
À cette fin, en septembre 2014, on a créé la Red eclesial panamazónica (REPAM) ; elle a reçu l’approbation du Saint-Siège dans une lettre du pape François envoyée par le Card. Pietro Parolin, Secrétaire d’État, affirmant : « Nous ne pouvons pas vivre seuls, enfermés en nous-mêmes [...]. C’est seulement ainsi que, grâce au réseau, le témoignage chrétien pourra atteindre les périphéries de l’existence humaine, permettant au levain chrétien de féconder et de faire progresser les cultures vivantes de l’Amazonie et leurs valeurs ».
Les États, les entreprises étrangères et le plein droit des peuples de la Panamazonie
L’expérience pastorale des décennies et des dernières années comme REPAM nous a aussi fait comprendre que parmi les responsables figurent non seulement les États où les industries extractives sont développées mais également certaines entreprises étrangères et leurs États d’origine, c’est-à-dire ceux qui soutiennent et favorisent les investissements extractifs, publics ou privés, hors de leurs frontières nationales, tirant ainsi profit de la richesse de la terre au prix d’impacts dévastateurs sur l’environnement amazonien et ses habitants.
La plupart des États de ce territoire ont signé les conventions internationales principales sur les droits humains et les instruments connexes relatifs aux droits des peuples autochtones et à la protection de l’environnement. Nous sommes donc convaincus de leur engagement à les observer. L’Église souhaite servir de pont et collaborer pour atteindre cet objectif, qui vise le bien de chacun des pays représentés sur ce territoire, autrement dit la vie digne et pleine des peuples qui y habitent et le soin de cet écosystème essentiel pour le présent et l’avenir de la planète.
La Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones (approuvée le 13 septembre 2007), à laquelle le pape a fait référence à plusieurs reprises, contient des droits importants tels que celui de l’autodétermination, en vertu duquel ces peuples décident librement de leur statut politique et poursuivent librement leur développement économique, social et culturel (article 3). En exerçant leur droit à l’autodétermination, les peuples autochtones peuvent revendiquer l’autonomie dans les actions concernant leurs affaires intérieures et locales (article 4). Et de l’article 6 de la Convention 169 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) sur les peuples indigènes et tribaux de 1989 découle leur droit à ne pas être soumis à des mesures législatives ou administratives susceptibles de les toucher directement sans avoir été consultés au préalable « de bonne foi et sous une forme appropriée aux circonstances » en vue d’obtenir leur consentement préalable, libre et informé.
Nous apprécions particulièrement le fait que, parmi les pays qui ont ratifié la Convention 169 de l’OIT sur les peuples indigènes et tribaux, figurent les États suivants : Bolivie, Brésil, Colombie, Équateur, Guyana, Pérou et Venezuela. Pareillement, la Bolivie, le Brésil, l’Équateur, la France (Guyane française), le Pérou, le Suriname et le Venezuela ont voté en faveur de l’adoption de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones.
Quant à la réponse ferme au changement climatique, qui constitue une crise écologique mondiale incontournable, tous les États du bassin amazonien sont signataires de l’Accord de Paris, et nous sommes convaincus de leur engagement, avec leurs contributions respectives planifiées et déterminées au niveau national. D’autre part, étant donné « le risque climatique » à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui, nous devons leur demander beaucoup plus, de même que la société tout entière doit agir beaucoup plus efficacement dans ce même but. Le maintien de cet écosystème est fondamental pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris. Le pape François lui-même observe que « quand [les communautés aborigènes] restent sur leurs territoires, ce sont précisément elles qui les préservent le mieux » (LS 146).
Au niveau national, certains États amazoniens ont progressivement introduit dans leurs constitutions ces mêmes droits à une consultation préalable, libre et éclairée ; de plus, ils ont élaboré des normes environnementales pour réduire la déforestation et créé des mécanismes pour garantir le respect des réserves naturelles et la reconnaissance des terres autochtones de possession ancestrale. Il faut, cependant, dire clairement qu’il existe de sérieuses limites ou, dans certains cas, un manque d’engagement effectif et d’une volonté explicite de les mettre en œuvre.
Dans le même temps, les populations paysannes autochtones et d’autres secteurs populaires de chaque pays ont mis au point des processus politiques organisationnels centrés sur des programmes basés sur des droits légitimes qui doivent être reconnus et respectés, dans la mesure où ils tombent sous l’autorité de la loi.
Peuples Indigènes en Isolement Volontaire ou peuples libres
Les Peuples indigènes en isolement volontaire (PIAV) devraient être considérés comme prioritaires, en raison de leur haut degré de vulnérabilité, de leur situation anthropologique spécifique et de la nécessité de les protéger contre tout processus susceptible de conduire à une violation de leurs droits fondamentaux. Le pape François a affirmé : « Les retards du passé les ont obligés à s’isoler, y compris de leurs propres ethnies ; ils se sont engagés dans une histoire de captivité dans des régions les plus inaccessibles de la forêt pour pouvoir vivre libres. Continuez à défendre ces frères les plus vulnérables. Leur présence nous rappelle que nous ne pouvons pas disposer des biens communs au rythme de l’avidité et de la consommation ».
Les protéger est une exigence éthique fondamentale qui, pour l’Église, se traduit par un impératif moral conforme à la perspective de l’écologie intégrale dont François a fait la proposition fondamentale dans Laudato si’.
Relevons le défi
En tant qu’Église, à la suite des appels du Pape et désirant une communion avec et dans les sociétés où nous vivons, nous voulons vivre une « culture de la rencontre » en Amazonie avec les peuples autochtones, les communautés qui habitent les rives des fleuves, les Afrodescendants, les petits paysans, les citadins et les communautés confessionnelles, et poursuivre un dialogue respectueux et constructif avec les autres religions et entités politiques et sociales.
Dans cet esprit, les représentants officiels du Saint-Siège et du REPAM accompagnent les membres des peuples et des communautés amazoniens dans les différentes sphères internationales et régionales du système des Nations Unies, afin de leur permettre de présenter les situations particulières qui les concernent.
Quant à nous, membres de l’Église catholique en Amazonie, nous voulons être des témoins vivants d’espérance et de coopération et continuer à prêter un service d’évangélisation enraciné dans le sol fertile où vivent nos peuples et leurs cultures amazoniennes. En ce sens, le Synode, comme événement ecclésial, peut être le signe important d’une réponse efficace à la promotion de la justice et à la défense de la dignité des personnes les plus touchées. En général, nous pensons que nous pouvons tous – sociétés, gouvernements et Église – prêter attention à ces voix afin d’assumer nos responsabilités respectives, différenciées et potentiellement complémentaires, de manière plus cohérente.
Nous voulons relever le défi énorme que le pape François nous a lancé quand il a dit : « Je crois que le problème essentiel, c’est la manière de concilier le droit au développement, y compris le droit de nature sociale et culturelle, avec la protection des caractéristiques propres aux indigènes et à leurs territoires. [...] En ce sens, doit toujours prévaloir le droit au consensus préalable et informé ».
|