Vers le synode sur l'Amazonie
LA CIVILTA CATTOLICA 0419 • PUBLICATION ANTICIPÉE
© Éditions Parole et Silence/La Civilta Cattolica, 2019
VERS LE SYNODE SUR L’AMAZONIE
Entretien avec le cardinal Cláudio Hummes
Antonio Spadaro, sj
Le 15 octobre 2017, le pape François a convoqué un Synode spécial à Rome pour la région pan-amazonienne, indiquant comme objectif principal « de trouver de nouvelles voies pour l’évangélisation de cette portion du Peuple de Dieu, en particulier les indigènes, souvent oubliés et privés de la perspective d’un avenir serein, notamment à cause de la crise touchant la forêt amazonienne, poumon d’une importance capitale pour notre planète ». Le8 juin 2018 le document préparatoire a été publié[1].
Le Synode sur l’Amazonie est un grand projet ecclésial quivise à dépasser les limites et redéfinir les lignes pastorales, en les adaptant aux temps présents. La région de la Panamazonie est composée de 9 pays : Brésil, Bolivie, Colombie, Équateur, Pérou, Venezuela, Surinam, Guyana et Guyane française. Cette région, où se concentrent plus d’un tiers des ressources forestières primaires du monde, est une source importante d’oxygène pour toute la terre. C’est une des plus grandes réserves de biodiversité de la planète.
Des évêques choisis de différentes régions, y compris tous les évêques de la région amazonienne, interviendront au synode. Le Saint-Père a nommé le cardinal brésilien Cláudio Hummes, franciscain, archevêque émérite de Saint-Paul, rapporteur général du Synode. Le cardinal jésuite péruvien Pedro Barreto, archevêque de Huancayo, est une autre figure de grande importance. Ils sont respectivement président et vice-président du « Réseau ecclésial pan-amazonien » (REPAM).
Ce réseau transnational entend créer une collaboration harmonieuse entre les différentes composantes de l’Église : circonscriptions ecclésiastiques, congrégations religieuses, Caritas, diverses associations ou fondations de bienfaisance, et des groupes laïcs catholiques. L’un de ses principaux objectifs est la défense de la vie des communautés amazoniennes menacées par la pollution, le changement radical et rapide de l’écosystème dont ils dépendent, et l’incapacité à protéger ces droits fondamentaux.
Le 31 Octobre 2006, le Card. Hummes fut nommé Préfet de la Congrégation pour le Clergé par le pape Benoît XVI. En mai 2007, il participa à la 5eConférence épiscopale latino-américaine à Aparecida en tant que membre nommé par le pape. Aujourd’hui, il est président de la Commission pour l’Amazonie de la Conférence des évêques du Brésil.
Compte tenu de son expérience et de son travail, nous avons décidé d’avoir avec lui un entretien qui puisse servir d’introduction aux travaux du Synode et montrer son importance[2].
Antonio Spadaro sj
Éminence, nous nous approchons du Synode sur l’Amazonie, un grand événement ecclésial qui met au centre de la réflexion une région spécifique et particulière du monde, d’une immense et incroyable richesse et complexité. Pour cette raison, certains craignent que le prochain Synode puisse avoir des répercussions sur l’unité dans l’Église. Qu’en pensez-vous ?
Aujourd’hui, on parle beaucoup de l’unité de l’Église. Elle est essentielle, très importante. Cependant, il faut la comprendre dans le sens d’une unité qui accueille la diversité, selon le modèle de la Trinité. C’est-à-dire, il est tout aussi nécessaire de souligner que l’unité ne peut jamais détruire la diversité. Le Synode met concrètement l’accent sur la diversité au sein de cette grande unité. La diversité est la richesse de l’unité, elle l’empêche de se transformer en uniformité, de fournir des justifications au contrôle.
La diversité est donc importante pour l’Église ?
Aujourd’hui, plus que jamais, l’Église est ouverte à la diversité. Les pays latino-américains de la Panamazonie sont l’expression de la diversité latino-américaine, qui doit être acceptée sans hésitation et avec une grande ouverture par l’Église en Europe et dans le monde entier. Je sens le besoin de le souligner, parce que le Synode sur l’Amazonie est une reconnaissance de nos particularités. Je la vois de la façon suivante : l’Église d’Amérique latine peut apporter une nouvelle lumière à l’Église européenne et au monde, de même que l’Église d’Europe doit nous donner des lumières antiques, très importantes.
Dans un premier temps, le christianisme a rencontré un lieu d’inculturation dans la culture européenne, avec un processus très heureux qui dure jusqu’à aujourd’hui. Mais l’inculturation seule ne suffit pas. Le Pape a affirmé qu’une unique culture ne peut pas épuiser la richesse de l’Évangile. L’Église ne veut pas dominer sur les autres cultures, tout en respectant cette première inculturation européenne.
Nous devons apprécier la diversité des cultures : l’Église y trouvera un enrichissement, pas une menace. La diversité ne porte pas atteinte à l’unité de l’Église, mais la renforce. Il est très important de ne pas avoir peur de ces choses. Donc, si nous parlons entre nous et arrivons à trouver des chemins nouveaux pour l’Église en Amazonie, cela profitera à toute l’Église. Mais toujours à partir de la réflexion spécifique sur l’Amazonie.
Vous, membres du réseau pan-amazonien de l’Église, avez rencontré le pape François. Pouvez-vous nous dire quelque chose de cette réunion et sur les nouveautés, les défis et sur ce que le Saint-Père attend du processus synodal ?
Le 25 Février, le cardinal Pedro Barreto, Mauricio López, secrétaire exécutif du REPAM, et moi-même avons rencontré le pape. Nous lui avons parlé du processus de préparation du Synode après la fermeture de la phase de l’écoute et de la consultation des Églises particulières de la Panamazonie ainsi que de tout le travail accompli jusqu’à présent. Dans ce processus synodal, notre réseau a vraiment essayé d’« écouter » et non seulement de « voir, juger, agir ». L’écoute vient d’abord. Pour préparer un synode, il faut écouter, non seulement organiser et faire des plans.
Le Synode se caractérise donc par sa capacité à écouter et à surmonter la « mentalité des images » et « plans » ?
Pour « voir » vraiment, il faut écouter : l’analyse de ce qu’est l’Amazonie, ou ce que l’Église est et fait en Amazonie, ne suffit pas. Le Synode n’est pas une abstraction synodale, une idée générique. Il faut que nous écoutions tout d’abord simplement les peuples de l’Amazonie. On doit écouter la réalité ; il faut entendre son cri. Cet effort a considérablement enrichi, méthodologiquement, notre façon de voir, juger et agir. Notre « voir » n’a pas été un regard d’analyste qui examiner la situation avec détachement. Nous nous sommes efforcés d’écouter vraiment.
Et votre entretien avec le Pape ?
Nous avons demandé au Pape s’il avait quelque chose à nous recommander. Il a dit que, en premier lieu, on ne devrait pas diluer l’objectif spécifique du Synode. Ce ne doit pas être l’occasion pour discuter de tout, selon cet ancien adage latin qui dit avec ironie : De omni re scibili et de quibusdam aliis. Le Synode, dit le Pape, ne vise pas à traiter tous les sujets, tous les défis et tous les besoins de l’Église mondiale : nous ne devons pas perdre de vue son but concret. Il est évident que son processus interne a et aura aussi une répercussion universelle, planétaire ; mais le Synode a un objectif à poursuivre afin d’éviter d’en rester aux généralités. Sur ce point, le pape François était très clair : il ne faut pas perdre de vue l’objectif : l’Amazonie. « Des chemins nouveaux pour l’Église » signifie de nouvelles voies pour l’Église en Amazonie et de nouvelles voies pour l’écologie intégrale en Amazonie. Ce thème délimite la portée du synode.
François parle souvent de nouveaux processus, de marcher, de ne pas se limiter à répéter le passé, mais d’adhérer à cette tradition qui se développe et fait grandir sans avoir à répéter toujours les mêmes choses. Est-ce que vous y réussissez ? Est-ce possible ?
Nous n’irons certainement pas au Synode pour répéter ce qui a déjà été dit, aussi important, beau et théologiquement significatif que ce soit ! On n’a pas besoin d’un synode pour dire ce qui a déjà été dit. Le Synode sert pour identifier des voies nouvelles quand la nécessité se fait sentir. Nous avons un grand besoin de nouvelles voies, de ne pas craindre la nouveauté, de ne pas l’entraver, de ne pas y résister. Nous devons éviter de recourir à ce qui est ancien, comme si c’était plus important que ce qui est nouveau. L’ancien et le nouveau doivent être combinés ; la nouveauté doit renforcer et encourager le cheminement. L’insistance du Pape est très forte : nous devons marcher et avancer, sans opposer de résistance.
Le pape François nous a dit que nous devons faire confiance à l’Esprit qui nous fait progresser. Il a, dès le début de son pontificat, exhorté et encouragé l’Église à se lever et à ne pas rester immobile et trop sûre de sa théologie, de sa vision des choses, dans une attitude défensive. Le passé n’est pas pétrifié ; il doit toujours faire partie de l’histoire, d’une tradition qui s’avance vers l’avenir. Chaque génération doit continuer à aller de l’avant afin de contribuer à la richesse de cette grande tradition. Le ferons-nous ? Nous comptons sur le travail de l’Esprit.
Le passé est aussi marqué par un héritage colonial ...
Bien sûr. Et l’attitude coloniale était aussi l’un des reproches les plus importants des peuples indigènes à certaines communautés protestantes pentecôtistes qui sont venues, et continuent d’affluer, dans la région.
Le Pape dénonce toutes les formes de néocolonialisme et invite instamment l’Église à ne pas en vivre l’esprit et la pratique dans sa mission d’évangélisation. Le Pape appelle à ne pas faire de l’Église une colonisatrice de l’Amazonie, à ne pas chercher à coloniser les peuples indigènes en ce qui concerne leur foi, leur spiritualité et leur expérience de Dieu.
Comment, donc, l’Église se présente-t-elle devant les populations indigènes ? Comment comprendre l’évangélisation de ces peuples ?
L’inculturation de la foi et aussi le dialogue interreligieux sont nécessaires en raison du fait incontestable que Dieu a toujours été présent même chez des peuples indigènes primitifs, dans leurs formes et expressions spécifiques, et dans leur histoire. Ils ont déjà leur propre expérience de Dieu, comme d’autres peuples anciens du monde, et en particulier ceux de l’Ancien Testament. Tous ont eu une histoire dans laquelle Dieu était présent, une expérience de la divinité, de la transcendance et une spiritualité conséquente. Nous chrétiens croyons que Jésus-Christ est le salut véritable et la révélation finale qui doit illuminer tous les hommes. L’évangélisation des peuples indigènes doit viser à susciter une Église indigène pour la communauté indigène : dans la mesure où ils accueillent Jésus-Christ, ils doivent pouvoir exprimer leur foi à travers leur culture, leur identité, leur histoire et leur spiritualité.
Quelles forces résistances est-ce que cette vision de l’Église indigène génère aujourd’hui dans les différents endroits et dans le chemin vers le Synode ?
Elle est en train de générer des résistances et des malentendus. Certains se sentent en quelque sorte menacés, parce qu’ils considèrent que leurs projets et leurs idéologies ne seront pas respectés. Je dirais, surtout, les projets de colonisation amazonienne animés actuellement par un esprit de domination et de pillage : ils viennent pour exploiter puis repartir avec les valises pleines, laissant derrière eux la dégradation et la pauvreté des habitants, qui se trouvent appauvris dans leur pays dévasté et pollué.
L’industrie, l’agriculture et bien d’autres formes de production affirment de plus en plus souvent que leur activité est « durable ». Mais que signifie vraiment « être durable » ? Cela signifie que tout ce que nous extrayons du sol ou le résidu que nous y remettons ne devrait pas empêcher la terre de se régénérer et d’être fertile et saine.
Il est très important de reconnaître ces résistances, aussi bien dans l’Église qu’à l’extérieur, par exemple dans les gouvernements, les entreprises et partout. Nous devons discerner comment agir face à ces oppositions et savoir ce qu’il faut faire.
Pourquoi ces résistances ? D’après vous, quelles en sont les causes ?
Les intérêts économiques et le paradigme technocratique s’opposent à toute tentative de changement et sont prêts à s’imposer par la force, en violation des droits fondamentaux des peuples sur le territoire ainsi que des règles de la durabilité et de la protection de l’Amazonie. Mais nous ne devons pas capituler. Il faudra s’indigner. Pas violemment, mais certainement de manière décisive et prophétique.
Pourrait-il y avoir un dialogue, une rencontre ?
Nous ne pouvons pas être naïfs et penser que tous sont prêts à dialoguer : ce n’est pas vrai ! Il y a beaucoup de gens qui ne sont pas disposés pour le faire. Nous devons, tout d’abord, nous indigner, prophétiser, mais ensuite il nous faudra certainement négocier, discuter, faire des accords, et alors peut-être nous obtiendrons que l’autre partie se prépare à dialoguer. Jésus lui-même nous a invités à négocier dans de telles situations : « Qui d’entre vous, s’il veut bâtir une tour, ne commence par s’asseoir pour calculer la dépense et voir s’il a de quoi aller jusqu’au bout ? » (Lc 14,28). L’Église en Amazonie sait qu’elle doit être prophétique, pas accommodante, car la situation est criante et témoigne d’une violation constante et persistante des droits de l’homme et de la dégradation de la maison commune. Et, pire encore, le plus souvent, ces crimes restent impunis.
L’Église doit être prophétique. Nous, en Amérique latine, en avons fait l’expérience à grande échelle, après le Concile Vatican II, Medellín et d’autres grandes Conférences des épiscopats latino-américains. Ce prophétisme s’est intensifié, mais il est aussi progressivement clarifié.
Que veut dire être prophétique ?
Il ne s’agit pas seulement de crier, de dénoncer et de pointer le doigt. Le prophétisme est beaucoup plus. Nous pourrions peut-être enrichir cet esprit de dénonciation et de dialogue avec un peu plus de tendresse. Mais comment ? Le prophétisme doit se poursuivre, mais il devrait aussi chercher de nouveaux chemins, capables d’illuminer, d’aider l’autre à accepter un dialogue. Je crois que dans la rencontre pour dialoguer, nous pourrons écouter, nous comprendre, nous disposer à recevoir la lumière de l’Évangile de Jésus-Christ.
Certains opposent l’inculturation – c’est-à-dire l’immersion dans la culture – et l’inculturalité, le dialogue entre les cultures : des thèmes très présents dans les expressions d’une Église qui cherche le contact avec les indigènes de la Panamazonie. Qu’en pensez-vous et comment pouvez-vous inclure cette question dans le processus synodal d’une manière créative et constructive ?
L’inculturation et l’interculturalité ne s’opposent pas l’une à l’autre. Nous ne devons pas les considérer de cette façon. Les deux sont liées. L’inculturation est absolument nécessaire, et l’interculturalité l’est tout autant, surtout parce qu’il y a tant de cultures en Amazonie. L’inculturation et l’interculturalité sont très importantes, si nous regardons le nombre de populations indigènes qu’il y a dans le monde et en Amazonie.
Et la question de savoir comment l’Église doit se comporter envers les indigènes ?
Il faut distinguer entre Église « indigéniste » et l’Église « indigène ». Aujourd’hui, nous essayons, surtout à la lumière des grandes Conférences des épiscopats latino-américains, d’être une Église indigéniste, qui considère les indigènes comme l’objet de la pastorale mais non encore comme les protagonistes de leur propre expérience de foi. Mais cela ne suffit pas. Il faut tendre vers une Église indigène.
D’après ce que je crois comprendre, le « Conseil indigéniste missionnaire » (CIMI) du Brésil fait un bon travail.
Certes, le CIMI est un exemple lumineux et fait un travail extraordinaire : il nous fournit des renseignements, nous présente des faits, rendre publics des événements violents qui se sont produits et les soutient avec des chiffres, des statistiques. Les données sont indéniables : on peut les interpréter bien ou mal, mais on ne peut pas les nier. Ainsi, des faits d’injustice, de violation des droits de l’homme, des meurtres et la criminalisation des défenseurs des droits de l’homme ont été mis en évidence. Et le CIMI effectue cette tâche avec une vigilance constante. Cela met dans l’embarras certains gouvernements et tous ceux qui ont d’autres intérêts.
Dans ce cas, l’Église indigéniste trouve son expression d’une manière qui peut être gênante. Mais cela confirme que, pour nous étant qu’Église, il est d’autant plus important de disposer de données à présenter et pouvoir ainsi montrer pourquoi nous sommes indignés. Le CIMI au Brésil nous a permis d’être une Église indigéniste, qui défend les droits des peuples indigènes – et non seulement les droits des indigènes mais ceux de tous les peuples, surtout dans les régions missionnaires.
Nous nous sentons appelés à être une Église qui défend les droits de l’homme, qui défend les droits des indigènes, ceux de ribeirinhos, des populations côtières, et d’autres encore. Une Église indigéniste est ainsi.
Et quel est le pas à faire vers une Église « indigène » ?
Maintenant, nous savons qu’il y a une autre étape : nous devons promouvoir une Église indigène pour les peuples indigènes, aider à créer et développer une Église indigène. Les communautés indigènes qui entendent d’une manière ou d’une autre la proclamation de l’Évangile et qui le reçoivent – c’est-à-dire, qui accueillent Jésus-Christ – doivent se trouver dans les conditions pour faire en sorte que, par le biais d’un processus approprié, leur foi puisse s’incarner et s’inculturer dans leur réalité traditionnelle. Puis, dans le contexte de leur culture, leur identité, leur histoire et leur spiritualité, pourra naître une Église indigène, avec leurs propres pasteurs et ministres ordonnés, toujours unis, en pleine communion avec l’Église catholique universelle, mais inculturée dans les cultures indigènes.
En fait, dans l’histoire des peuples indigènes, il existe déjà de nombreux signes de Dieu. Dieu, comme je l’ai dit, a toujours été présent dans leur histoire. Ils peuvent trouver dans leur identité, leur histoire et leur culture ces signes clairs de la présence de Dieu. Ces peuples millénaires proviennent d’une racine différente de celle de l’Europe, d’une autre souche historique, tout comme les Africains, les peuples de l’Inde et les Chinois. Par conséquent, c’est à l’intérieur de leur histoire, de leur identité et de leur spiritualité, à partir de leur relation avec la transcendance que nous devons créer une Église au visage indigène.
Le thème d’une Église indigène est très important pour la Panamazonie, mais quel genre de ministère faut-il pour cette réalité ? Quels profils de prêtres, de missionnaires et ainsi de suite sont nécessaires dans cette situation, dans ces cultures avec ces nombreuses caractéristiques que vous avez décrites ?
Nous nous sommes préoccupés si souvent de l’éventualité de transplanter le modèle des prêtres européens aux prêtres indigènes. Mais certains ont à juste titre fait noter que l’on s’en soucie trop et donne la priorité excessive au profil du ministre ordonné, le faisant passé avant la communauté qui doit le recevoir. Ce doit être le contraire : la communauté n’est pas pour son ministre, mais le ministre de sa communauté. Il doit être adapté aux besoins de la communauté.
Ce besoin de la communauté devrait peut-être nous inciter à réfléchir aux différents ministères en partant du fait qu’une certaine communauté, dans un endroit précis, a besoin d’une présence adéquate. Ne nous mettons pas à défendre une sorte de figure historique qu’un ministre doit suivre, sans variations possibles, obligeant ainsi les communautés à l’accepter et le garder parce que c’est ainsi que nous le lui envoyons.
Oui, les ministres sont envoyés, mais nous devons savoir envoyer en respectant la communauté concrète avec ses propres besoins et spécificités. Les ministères aussi devraient être conçus à partir de la Communauté : leur culture, leur histoire et leurs besoins. C’est ce que signifie l’ouverture.
L’Église indigène ne se fait pas par décret. Le Synode doit préparer le terrain pour que l’on puisse provoquer un processus avec suffisamment de la liberté et qui reconnaît la dignité propre à chaque chrétien et chaque enfant de Dieu. Voilà la grandeur de ce Synode. Le pape sait à quel point il peut être historique pour toute l’Église. Mais la voie à suivre nous exhorte de veiller à ne pas reproduire et répéter ce qui existe déjà.
Dans l’encyclique « Laudato si’ », le Pape affirme clairement que la situation actuelle de la crise mondiale indéniable. Il insère ce thème dans le futur Synode avec une référence à une « écologie intégrale ». Comment l’Église, comme telle, peut-elle avancer dans le contexte de cette grave crise écologique ?
L’écologie intégrale est une réalité merveilleusement nouvelle que le Pape a placée devant nous. Il interpelle en profondeur les modèles actuels de développement et de production qui, à leur tour, font appel aux lumières rationnelles, scientifiques et technologiques de l’époque moderne, où le paradigme technocratique est enraciné, et qui ne sont pas disposés à saisir les conséquences d’une écologie intégrale. Le paradigme technocratique et de domination s’impose et fait ce qu’il veut.
Ce schéma, ou ce paradigme technocratique, provient, en effet, la modernité. Il est le résultat de la soi-disant « révolution copernicienne » de la philosophie moderne : l’objet n’est plus ce qui est pensé et analysé, comme dans la philosophie classique, mais plutôt le sujet pensant, la subjectivité. Ce fut un grand pas en avant : de fait, la grande richesse de la modernité.
Cependant, les grands intérêts en jeu ont fait de cette conquête quelque chose de différent. Ils en ont transformé en subjectivisme, individualisme et libéralisme, qui, en plus de la révolution copernicienne de la philosophie, pouvaient profiter de la naissance de la science exacte moderne et son application à la technique. Le résultat a été un énorme progrès technologique, de plus en plus sophistiqué, qui a mis entre les mains de l’homme un pouvoir extraordinaire d’intervenir sur la nature. Cela l’a rendu capable de produire toujours plus de biens, à tout prix, au détriment de la nature même tant des personnes que des communautés humaines. Cette technologie de plus en plus sophistiquée est utilisée pour exploiter la Planète ; elle est appliquée comme si nous arrivions de l’extérieur, d’ailleurs, et comme si la planète était quelque chose que nous avons trouvé sur le chemin et pouvons exploiter, dégrader et piller sans scrupule. La technologie donne à l’homme contemporain cette capacité d’accumuler toujours plus de biens matériels. Les peuples indigènes, au contraire, n’accumulent pas de biens mais des relations sociales, avec les personnes et avec l’ensemble ; ils n’amassent pas de biens matériels. Ils nous enseignent que les relations humaines, les relations communautaires sont beaucoup plus importantes.
Ce paradigme technocratique dont vous parlez représente une grande menace pour notre planète…
Il l’est parce qu’il n’accepte pas une écologie intégrale et ne reconnaît pas que nous sommes les enfants de cette terre. C’est vécu comme si l’homme était arrivé ici et avait trouvé un trésor à exploiter dans tous les sens possibles. Mais non, au contraire, nous sommes les enfants de cette terre, et si nous endommageons la terre, nous finirons par nous faire du mal.
La Bible dit que Dieu a formé l’homme de la poussière du sol…
Et cela nous dit que nous sommes nés de la terre, qui est, donc, la « Mère » terre ; nous sommes les enfants de la terre, nous sommes nés ici, nous ne venons pas d’ailleurs. Notre corps est fait des choses terrestres. Dieu a insufflé l’esprit, l’esprit de vie, dans ce corps qui vient de la terre. Parce que nous venons de la terre, nous sommes frères de toutes les créatures. Or, le Pape dit aussi que nous les hommes, étant doués d’intelligence et du libre arbitre, avons le devoir très particulier de prendre soin de la terre, car Dieu nous a donné l’intelligence et la capacité d’aimer, de bien prendre soin et administrer la terre qui nous donne notre subsistance. Cependant, nous ne pouvons pas nous procurer cette subsistance au détriment des autres êtres créés et d’autres frères et sœurs. Tout est relié.
Est-ce l’écologie intégrale a un fondement théologique ? A-t-elle fait mûrir une vision théologique ?
Le pape François en a parlé. La dimension la plus importante de l’écologie intégrale, a-t-il dit, est que Dieu est entré en relation avec cette terre en Jésus-Christ. Puisque Dieu est enrelation, tout est interconnecté. Dieu lui-même s’est lié, par l’incarnation de Jésus-Christ, et Jésus est le point culminant vers lequel nous marchons tous. Il y a des textes magnifiques dans lesquels il est dit que c’est le but vers lequel avancent toutes les créatures, parce qu’ils n’ont pas été faits pour nous. Nous ne sommes pas leur but ultime. Leur but ultime est transcendant : c’est Dieu. Certes, à notre tour, nous avons besoin des créatures pour nous soutenir, mais leur vocation est transcendante et, en leur nom, nous devons louer le Seigneur et les conduire à Dieu. De fait, un jour, toutes, dans la logique de la résurrection, participeront mystérieusement au Royaume définitif. Dieu ne détruit pas sa création, mais Il la transformera dans le sens pascal.
Jésus-Christ ressuscité est, donc, le sommet vers lequel tous progressent, et Il est le modèle qui donne une première révélation de ce que sera le chemin que nous suivons. L’humanité ne marche pas en cercle et, par conséquent, sans direction, sans sens. Nous devons marcher. Il y a un véritable avenir. Le Christ ressuscité est le grand point transcendant vers lequel nous marchons. Ainsi, l’écologie intégrale est l’union de tout cela.
Je dis souvent que nous devrions réécrire la christologie :saintPaul avait déjà parlé de ce point culminant sur un chemin qui avance. Teilhard de Chardin, à son tour, en a parlé dans ses études sur l’évolution. Toute la théologie et la christologie, y compris la théologie des sacrements, doivent être relues à partir de cette grande lumière pour laquelle « tout est interconnecté », interdépendant.
Il y a une chanson brésilienne qui dit « Tudo está interligado, como se fóssemos um, tudo está interligado nesta casa comum »(« Tout est interconnecté, comme si nous étions un, tout est interconnecté dans cette maison commune »). Dieu lui-même est en relation, de façon définitive, avec notre maison commune. Je pense que le concept d’écologie intégrale éclaire tout le travail que nous devons faire en Amazonie pour être unis sur le chemin du Synode.
Le Réseau ecclésial pan-amazonien, le REPAM, fait partie de la préparation du processus Synode. Quelle est son origine ? Le réseau est né de l’idée originale de la 5eConférence latino-américaine d’Aparecida, à laquelle notre cher pape BenoîtXVI a participé. À l’époque, le Souverain Pontife a fait une contribution majeure dès le début, avec une ouverture qui nous a tous surpris : la grande ouverture de Benoît XVI devant un monde qui n’était pas le sien. Il appartenait à un monde européen mais s’ouvrit au dialogue avec nous, le peuple, le territoire, l’Amérique latine.
Qu’est-il arrivé à Aparecida ? Bergoglio, comme nous le savons bien, était là ...
Oui, le Card. Bergoglio, archevêque de Buenos Aires, y a aussi assisté[3].Dans ce contexte, il a parlé de la nécessité de créer un plan pastoral commun pour l’Amazonie, et le pape François dit que c’est là que lui-même a pris conscience du défi pour l’Amazonie. D’abord, comme archevêque et habitant de Buenos Aires, l’Amazone était pour lui une réalité très éloignée de l’Argentine. Comme un monde fantastique. Mais il dit que, à Aparecida, l’insistance des évêques brésiliens sur les questions concernant Amazonie a éveillé son intérêt. Là, il a compris que c’était une question importante. Il souligne qu’à partir de ce moment, il a commencé, en effet, à s’intéresser à toute la réalité de l’Amazonie. Et ce fut alors, comme je le disais, que l’on a parlé de la nécessité d’un plan pastoral commun de toute l’Amérique latine pour l’Amazonie. C’était quelque chose un peu hors du commun.
Comment avez-vous créé une relation efficace ?
Tout d’abord, les conférences épiscopales nationales sur le territoire de l’Amazonie ont inclus leur part respective de l’Amazonie dans le plan pastoral national. Maintenant, après Aparecida et surtout après l’annonce du synode sur l’Amazonie, il faut penser à un plan pastoral spécifique pour toute la Panamazonie. Toutefois, cela n’enlève pas aux Conférences nationales respectives la responsabilité pour leur territoire amazonien. On est, donc, en train de créer une situation nouvelle, une sorte de nouveau sujet ecclésial, et il faut arriver peu à peu à le comprendre et à l’accepter. Le Pape parle d’un décentrement, et chaque décentrement est un peu douloureux, car il entaille un peu la puissance et le prestige du centre ; nous devons réussir à comprendre, à marcher ensemble dans cette direction.
Le REPAM entend précisément rendre un service qui commence à créer un réseau entre toutes les réalités des neuf pays amazoniens. Un réseau non conçu comme une unité de plus, avec des propres projets, mais comme un service pour articuler toutes les entités, les communautés, les missionnaires, les agents ecclésiaux sur le terrain, les personnes et les initiatives pour la défense et la protection de l’Amazonie, afin que tous entrent dans ce réseau et ne se sentent pas isolés, perdus dans la forêt. C’est un service qui dépendra toujours des évêques locaux, des missionnaires locaux, qui ont besoin de se sentir invités à participer dans ce réseau.
Et le Pape ? Quand vous a-t-il parlé du Synode ?
Déjà en 2015, le Pape a commencé à dire : « Je pense à une réunion avec tous les évêques de l’Amazonie. Je ne sais pas quel genre de réunion ou assemblée, mais je pensais que ce pourrait même être un Synode ». Il a dit : prions ensemble, et il a commencé à parler avec des évêques, avec les Conférences épiscopales des pays amazoniens, sur comment concrétiser cette assemblée ; et, ainsi, l’idée du Synode s’est développée et a mûri en lui, jusqu’à ce qu’il fût, finalement, convoqué en 2017. Nous avons beaucoup travaillé pour le Synode et continuerons de le faire dans ce service si important pour l’avenir. Le Synode sert pour trouver et tracer de nouvelles voies pour l’Église.
[1]Le texte du document préparatoire se trouve, ensemble avec d’autres documents, sur le site www.sinodoamazzonico.va.
[2]Sur le Synode sur l’Amazonie, cf. A. Peraza, « Amazzonia e diritti umani », Civ. Catt. 2019 I 45-58.
[3]Cfr D. Fares, « A 10 anni da Aparecida. Alle fonti del pontificato di Francesco », Civ. Catt. 2017 II 338-352.
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