Le pape François en Thaïlande et au Japon


PUBLICATION ANTICIPEE

© Editions Parole et Silence | La Civiltà cattolica, 2019

« NOTRE PETIT CHEMIN »

Le pape François avec les jésuites en Thaïlande et au Japon

édité par Antonio Spadaro sj

Au cours de son voyage apostolique en Thaïlande et au Japon, le pape François a salué un groupe de 48 jésuites de la région de l’Asie du Sud-Est. Avec eux, il s’est entretenu avec eux pendant environ une demi-heure. Immédiatement après sa rencontre avec les évêques de la Conférence des évêques de Thaïlande et de la Fédération des Conférences des évêques d’Asie au Sanctuaire du Bienheureux Nicolas Bunkerd Kitbamrung, François s’est rendu à la salle adjacente où les religieux l’attendaient. Il a été accueilli par le père Augustinus Sugiyo Pitoyo, supérieur de la région de Thaïlande, composée de 33 jésuites (17 prêtres, 14 étudiants en formation, un frère et un novice). Mgr Enrique Figaredo Alvargonzález, jésuite espagnol, Préfet apostolique de Battambang au Cambodge, a participé à la rencontre. En entrant dans la salle, le Pape a voulu saluer un à un toutes les personnes présentes, puis il a dit :

« Bonjour ! C’est un plaisir de vous voir ! Vous êtes jeune. Je suis heureux de voir que l’âge moyen des personnes présentes ici est une promesse d’avenir ! On m’a dit que nous avons peu de temps ; alors posez-moi tout de suite les questions que vous voulez ».

Dans le contexte asiatique, il y a beaucoup de situations de tension et de souffrance. Nous pourrions en faire la liste. Ma question est la suivante : comment concilier, d’une part, la nécessité de dénoncer des situations et, d’autre part, de faire preuve de la prudence nécessaire qui parfois suggère plutôt de rester silencieux pour le plus grand bien ou pour éviter de compliquer les situations encore davantage ?

Il n’y a pas de recette. Il existe des principes de référence, mais le chemin à suivre est toujours un petit chemin (senderito) qui qu’il faut découvrir dans la prière et le discernement de situations concrètes. Il n’y a pas de règles définies et toujours valides. Le chemin s’ouvre en marchant avec un esprit ouvert et non avec des principes abstraits de diplomatie. En regardant les signes, on discerne le chemin à prendre. De plus, il est important de se laisser guider par le Seigneur. Parfois, plus que des autoroutes, des petits chemins fonctionnent, ces routes périphériques qui te font atteindre le but. Ils ne sont pas rigides, grands, évidents, mais ils sont efficaces.

En particulier, nous, les jésuites, sommes invités à ouvrir nos yeux sur notre réalité, à nous tenir devant le Seigneur avec cette réalité, à prier et à trouver notre petit chemin. Parfois, au lieu de cela, lorsque nous voulons que tout soit bien organisé, précis, rigide, défini de manière toujours égale ; alors, nous devenons des païens, bien que déguisés en prêtres. Je pense que Jésus a beaucoup parlé de l’hypocrisie pharisaïque à cet égard.

Nous devons chercher notre petit chemin à travers la prière, la contemplation de la réalité, le discernement et l’action – et, bien sûr, l’engagement, le courage. En nous engageant, nous comprenons les choses. Bref, nous avons besoin de la vertu de prudence, qui est également une vertu du gouvernement. Mais attention ! Ne confondez pas prudence avec le simple équilibre. Les prudents de l’équilibre finissent toujours par se laver les mains avec leur détachement. Et leur saint patron est « saint » Pilate.

Comment l’Église et le monde reçoivent-ils l’encyclique « Laudato si’ » ?

La réunion de la COP21 à Paris en décembre 2015 avait suscité beaucoup d’attentes. Un grand effort a été fait pour promouvoir la réunion des dirigeants mondiaux afin de trouver de nouveaux moyens de faire face au changement climatique et de protéger le bien-être de la Terre, notre maison commune. Cette rencontre à Paris a vraiment constitué un pas en avant.

Mais ensuite, les conflits ont commencé, les compromis entre ce qui était supposé et la « bourse », les intérêts économiques de certains pays. Et certains se sont retirés. Mais aujourd’hui, les gens sont beaucoup plus conscients qu’auparavant de la protection de la maison commune et de son importance.

Beaucoup de mouvements sont nés, notamment ceux animés par des jeunes. C’est la route à suivre. Aujourd’hui, ce sont les jeunes qui comprennent avec le cœur que la survie de la planète est un thème fondamental. Ils comprennent Laudato Si’ avec leurs cœurs. C’est une promesse d’avenir. « L’avenir est à nous », disent-ils. Nous devons continuer à travailler, pour que le message fondamental que Laudato si’ veut communiquer soit partagé dans le monde entier. L’encyclique est destinée à être largement partagée. Ce qu’elle dit est maintenant repris par beaucoup. Et il n’y a pas de droit d’auteur sur la protection de la maison commune ! C’est un message qui appartient à tout le monde.

Je travaille dans le JRS, le service jésuite pour les réfugiés. Il y a beaucoup de réfugiés en Thaïlande et les problèmes ne manquent pas. Comment faut-il vivre ce ministère d’accueil ?

Pour les jésuites, le travail avec les réfugiés est devenu un véritable « lieu théologique ». Je le considère ainsi : un lieu théologique. C’était le testament du père Pedro Arrupe, qui, ici même en Thaïlande, dans son dernier discours, a réitéré l’importance de cette mission. Pour moi, P. Arrupe était un prophète : son « chant du cygne » était le fondement, ici même à Bangkok, du service des pères jésuites pour les réfugiés. Puis, pendant le vol de Thaïlande à Rome, il a été victime d’un accident vasculaire cérébral.

Le phénomène des réfugiés a toujours existé, mais il est mieux connu aujourd’hui à cause des différences sociales, la faim, des tensions politiques et surtout la guerre. Pour ces raisons, les mouvements migratoires s’intensifient. Quelle est la réponse que le monde donne ? La politique du rebut. Les réfugiés sont des rebuts. La Méditerranée a été transformée en un cimetière. La cruauté impressionnante de certains centres de détention en Libye m’émeut beaucoup. Ici en Asie, nous connaissons tous le problème des Rohingyas. Je dois admettre que certains récits que j’écoute en Europe aux frontières me choquent. Le populisme gagne en force. Ailleurs, des murs séparent même les enfants de leurs parents. Hérode vient à l’esprit. Et, d’autre part, il n’y a pas de murs pour la drogue.

Comme je vous l’ai dit, le phénomène migratoire est très accentué par la guerre, la faim et une « philosophie de défense », ce qui nous porte à croire qu’il n’est possible de se défendre que par la peur et en renforçant les frontières. D’autre part, il y a l’exploitation. Nous savons bien comment l’Église – et combien de religieuses sont engagées dans ce domaine ! - travaille dur pour sauver les filles de la prostitution et de différentes formes d’esclavage. La tradition chrétienne a une riche expérience évangélique dans le traitement du problème des réfugiés. Souvenons-nous aussi de l’importance d’accueillir l’étranger que nous enseigne l’Ancien Testament. Mais aussi de nombreuses petites coutumes populaires d’accueil, telles que laisser une chaise vide en vacances au cas où un invité inattendu arriverait. Si l’Église est un hôpital de campagne, l’un des domaines où se trouvent le plus grand nombre de blessés est précisément celui-ci. Ce sont les hôpitaux que nous devons fréquenter le plus.

Je retourne au « lieu théologique » : le testament du P. Arrupe a donné une grande impulsion au travail avec les réfugiés et il l’a fait en demandant d’abord une chose : la prière, davantage de prière. Dans le discours qu’il a prononcé devant les jésuites qui travaillaient avec les réfugiés ici à Bangkok il soulignait qu’il ne faut pas négliger la prière. Nous devons bien nous en souvenir : la prière. Autrement dit, dans cette périphérie physique, n’oubliez pas l’autre, le spirituel. Ce n’est que dans la prière que nous trouverons la force et l’inspiration pour entrer bien et fructueusement dans les « dégâts » de l’injustice sociale.

Dans les communautés, il y a des catholiques divorcés remariés. Comment devons-nous nous comporter pastoralement avec eux ?

Je pourrais vous répondre de deux manières : d’une manière casuistique, qui n’est cependant pas chrétienne, même si cela peut être ecclésiastique ; ou, selon le Magistère de l’Église, comme dans le huitième chapitre d’Amoris laetitia, c’est-à-dire faire un chemin d’accompagnement et de discernement pour trouver des solutions. Et cela n’a rien à voir avec la morale de la situation, mais avec la grande tradition morale de l’Église.

Mais je vois que le temps est écoulé. Prenons, cependant, le temps de poser une autre petite question…

Qu’aimez-vous le plus dans l’Église en Thaïlande et comment pouvons-nous travailler pour l’améliorer ?

Je vais vous dire un fait : il y a quelques mois, j’ai eu une très belle expérience. Un missionnaire français qui travaille dans le nord du pays est venu à Rome. Il y a quarante ans, il y est allé comme missionnaire. Il est venu avec une vingtaine de ses paroissiens qu’il avait baptisés. Il pouvait aussi baptiser les enfants de ceux qu’il avait précédemment baptisés : les gens s’y marient jeunes et il fut le premier évangélisateur dans cette région. Ici, je rêve d’une église jeune, toute proche des gens, fraîche. Bien sûr, je connais bien et je m’inquiète des problèmes que vous rencontrez, tels que l’exploitation liée au tourisme sexuel. Vous, jésuites, devez faire tout votre possible pour élever le niveau social. Travaillez pour le bien de votre pays et pour la dignité des gens !

Maintenant, il est temps de partir. Je regrette seulement que notre conversation ait été si courte. Merci pour ce que vous faites ! Que Dieu vous bénisse ! Priez pour moi !

Après la bénédiction, les salutations et la remise de quelques cadeaux, la réunion s’est terminée par une photo de groupe.

* * *

Lors de son voyage au Japon, le pape François a consacré le dernier jour, le 26 novembre, à une visite à « l’Université Sophia » de Tokyo, régie par la Compagnie de Jésus. Avant de parler aux étudiants et au corps académique dans l’auditorium, il a célébré la messe avec les jésuites de la communauté, puis s’est arrêté avec eux pour le petit-déjeuner. Lors de la célébration eucharistique, il a prononcé l’homélie que nous retranscrivons ici. La Messe et l’Évangile lu (Lc 9,57-62) étaient ceux de la mémoire du jésuite saint Jean Berchmans.

Le texte de Luc parle simplement de trois rencontres avec le Seigneur. Des rencontres au présent. Les trois hommes qui rencontrent Jésus désirent être avec lui. La rencontre de Jésus avec nous suscite toujours le désir. Il nous incite à devenir des hommes de désir : des hommes qui ont entendu Jésus prêcher et veulent être avec lui, même en engageant leur vie avec lui.

Or, au moment de la rencontre avec Jésus, nous ressentons le désir, mais peut-être n’évaluons-nous pas bien les conditions que ce désir implique. Cependant, c’est un désir généreux. Le premier des trois hommes, par exemple, lui dit : « Je te suivrai où que tu ailles ». Le second : « Je veux te suivre ». Le troisième : « Je veux te suivre ». Mais les deuxième et troisième ont posé chacun une condition. Ils veulent tout laisser en ordre. Ils veulent regarder en arrière pour tout laisser en ordre. Et le Seigneur condamne ce regard sur le passé. Non, pas comme ça. Ne retourne pas à la mort. Ne regarde pas en arrière.

Mais ici, nous devons prêter attention et ne pas commettre d’erreur : vouloir gérer le passé est une chose de et avoir la mémoire du passé est une autre. Le vrai désir d’être avec le Seigneur a aussi un souvenir, ce doit être un désir mémorieux. Un désir qui n’est pas une condition, mais le souvenir de tout un chemin parcouru, un rappel de la grande miséricorde de Dieu envers chacun de nous.

À ceux que le Seigneur a appelés et permis de marcher avec lui sur le chemin de la vie, il demande de ne pas perdre la mémoire. Le souvenir de l’endroit où il nous a pris. La rencontre avec Jésus est toujours chargée de mémoire. Quand la mémoire est perdue, la capacité d’être fidèle est perdue. Et on devient le juge d’autrui. Déjà dans l’Ancien Testament, le Seigneur a dit à David : « Je t’ai pris du pâturage alors que tu suivais le troupeau ! » Paul dit à son disciple Timothée : « N’oublie pas ta mère et ta grand-mère ! », c’est-à-dire ton chemin. La rencontre de tous les jours, en tant que jésuites, quand nous venons lui parler, doit être chargée de mémoire, de mémoire pleine de gratitude. Un souvenir comme celui du lépreux samaritain qui laisse les neuf autres et revient à Jésus pour dire : « Tu m’as guéri, tu m’as fait sortir, tu m’as choisi ! »

Le premier de ces trois hommes ne semble pas s’intéresser au passé, il se tourne vers l’avenir. Avec sa générosité, il dit : « Voie, je te suis où que tu ailles, je ne pose pas de conditions ; je te suis ». Peut-être que Jésus voit qu’il idéalise un peu la voie de l’Évangile et l’aide, comme on dit dans mon pays, lo baja de un hondazo, c’est-à-dire qu’il lui remet les pieds sur terre en disant : « Les renards ont des tanières, les oiseaux ont des nids, mais le Fils de l’homme n’a pas d’endroit où reposer la tête ». La rencontre avec Jésus et le désir de le servir doivent non seulement être mémorables, mais aussi réalistes et concrets. Avec ce qui se passe dans la vie, la pauvreté, l’échec, l’humiliation, nos péchés, tout. Le désir doit être concret. Jésus ne nous porte jamais, jamais, hors de la réalité. De la réalité mémorieuse et de la réalité du présent.

Alors, qu’arrive-t-il au cœur d’un homme ou d’une femme qui dit oui à Jésus, sachant que tout peut lui arriver, y compris un échec dans le présent, et connaissant tous ses souvenirs du passé? Que se passe-t-il ? Il éprouve la paix et la joie. Et cela, c’est l’avenir. Paul dit aux Philippiens, qu’il portait dans son cœur comme ses préférés : Réjouissez-vous toujours dans le Seigneur. Réjouissez-vous toujours. Réjouissez-vous parce que le Seigneur est proche de chacun de vous. Ne t’inquiète de rien.

Vie le jour de l’action de grâce. Alors, ce sera la paix de Dieu qui surmonte tout jugement qui gardera vos cœurs. Telle est la suite de Jésus qui nous est proposée aujourd’hui dans l’Évangile. Un temps présent concret, avec notre réalité concrète, sans cacher les réussites ou les échecs : concret. Une suite qui est concrète dans le présent et mémorieuse à l’égard du passé. Une suite ouverte aux grands désirs dans la joie, dans la paix, dans la consolation qui fait notre force.

Que Jésus nous accompagne dans ce voyage de disciple. Ne perdons pas le souvenir de tout ce qu’Il a fait avec nous, avec chacun de nous. Ne perdons pas la joie qui nous donne la consolation continue et la paix de cœur dans l’avenir. Et ayons le cœur ouvert devant les conditions qui s’imposent à nous dans le présent de chaque jour, afin que notre fidélité soit mieux forgée. Nous ne devons pas avoir peur de dormir en plein air : les animaux ont un abri. De notre côté, nous ne savons parfois pas où nous réfugier, mais nous ne devons pas avoir peur.

Restons libres de la tentation de vouloir revenir et de dire adieu aux morts. Le monde des morts est déjà enterré, les pièces mortes de nos vies sont enterrées par la miséricorde de Dieu. Et nous ne fermons pas les fenêtres ! Ouvrons-les pour regarder l’horizon avec paix, avec joie, en faisant ce que chacun de nous peut faire. Jésus nous accompagne toujours. Il nous choisit ainsi. Puisse-t-il nous accorder cette grâce.